Élise avait l’air dubitatif. Victoire n’avait jamais fait montre de sympathie envers elle et c’était bien la dernière personne qu’Élise aurait sollicitée pour lui venir en aide. Mais, si Victoire intercédait en sa faveur, ce n’était pas pour l’aider elle, mais pour protéger Line. Élise se sentait prise au piège dans une toile d’araignée. Tout le monde ici voudra étouffer l’affaire. Elle se ferait sucer jusqu’à la moelle comme la pauvre mouche qu’elle était. Non ! Elle devait trouver de l’aide à l’extérieur mais, Winston avait été très clair : sa carrière serait brisée et elle avec. Ils avaient le bras long ces gens-là. Elle travaillait dans la haute depuis suffisamment longtemps pour savoir que rien ne transpirait hors des murs de leur logis.
— J’imagine, reprit Victoire, que vous trouvez la force de tenir auprès de Dieu.
— Oh, oui, Victoire, si vous saviez !
— Le curé de Saint Jean vous a-t-il donné des conseils éclairés ?
— Oh, oui, enfin, je veux dire… je n’ai… je n’en ai parlé à personne, non.
Victoire, sous ses airs compatissants, guettait la mine défaite de la nourrice dont les joues rosissaient derrière le mensonge qu’elle tentait de défendre. Ses yeux roulaient dans leurs orbites, comme ceux d’un veau qu’on mène à l’abattoir.
— C’est bien, l’encouragea Victoire. Le curé de Saint Jean est un homme avisé.
— Non, ce n’est pas lui…
— Qui donc, alors ?
— C’est-à-dire… je n’en ai parlé à personne.
— Quel que soit la personne à qui vous vous confiez, il est important d’avoir une oreille bienveillante à vos côtés.
Élise se leva avec difficulté, s’accrochant au dossier de sa chaise, elle sentait le sol se dérober sous ses pieds. Elle s’était trahie ! Accablée par les visions cauchemardesques de son propre destin, elle avait envie de vomir.
— Excusez-moi, balbutia-t-elle, je ne me sens pas bien. Elle se traîna vers les escaliers pour rejoindre sa chambre.
— Laure, cria Victoire.
Une jeune fille accourut aussitôt dans la cuisine.
— Allez trouver Élise, j’ai peur qu’elle ne fasse un malaise.
— J’y vais !
Victoire réfléchissait au nombre de paroisses potentielles où Élise était susceptible de se rendre pour sa prière dominicale et s’étonna de ne jamais s’être posée la question. Line se réveilla alors que la maison était plongée dans un profond silence. Les yeux gonflés d’avoir tant pleuré, elle fixait Victoire avec intensité.
— Comment te sens-tu ma douce ?
— Est-ce qu’il a pris le chat ?
— Non, ma douce, le pauvre petit bonhomme est parti en courant complètement dévasté.
— C’est quoi, dévasté ?
— Il était effrayé, Line. Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Je voulais aider la chat, je voulais qu’il ait un lion qui défend le chat. Un gros papa qui défend le chat.
— Un lion ?
— Oui, un lion qui défend ses petits. Il n’a pas le droit de faire du mal à Monsieur chat.
— Oui, je comprends, Line, mais comment ?
— J’étais le lion, c’était moi le lion.
Victoire ne sut que répondre. Elle n’osa pas prendre les paroles de Line au sérieux, de peur d’avoir l’air contrarié.
— Tu as fait peur au garçon, très peur même.
— C’est pas ma faute, c’est le chat qui m’a montré et je voulais l’aider, j’ai…
— Oui, ma douce, je t’écoute.
— J’ai voulu que le lion vienne.
— Tu peux faire le lion pour me montrer ?
Line regarda Victoire d’un air surpris.
— Mais, je ne fais rien, moi. C’est le lion qui vient. Moi, je ne suis plus là, je le laisse être… moi.
Cette fois, Victoire ne pu cacher son inquiétude. Elle sentit les traits de son visage se crisper. Et Line s’en aperçut, bien sûr.
— C’est pas ma faute ! Répéta-t-elle au bord des larmes.
— Non, évidemment, Line. Je te crois, je comprends…
— Non, tu comprends pas ! cria-t-elle en se tortillant pour se dégager au plus vite des bras de la cuisinière. Tu comprends pas ! hurla-t-elle en sortant dans le jardin.
Victoire regarda Line rejoindre le chat dans le jardin. Il fallait prendre les choses en main, trouver de l’aide. Une vague d’angoisse lui serra la poitrine. Qui peut bien comprendre ce genre de phénomène ? Elle pensa à Camille, la fille de Winston et Victoire comprit soudain qu’elle était peut-être la seule à ignorer ce qui arrivait réellement à cette chère petite. Finalement, l’idée que Line était déjà bien entourée lui redonna de la vigueur. Elle alla s’enquérir de l’état d’Élise et croisa Cécile qui revenait de son rendez-vous du vendredi. Depuis quelques semaines, elle allait à un rendez-vous mystère. Ce n’était pas dans ses habitudes. Depuis la naissance de Line, elle mettait un point d’honneur à être joignable à chaque instant, annonçant ses déplacements à tous les gens de la maison, son planning bien en évidence sur le tableau de l’entrée. Mais, depuis environ un mois, son escapade du vendredi matin restait case blanche.
— Bonjour Victoire, tout va bien ?
— Élise a fait un malaise, j’allais justement voir comment elle allait.
— Oh, c’est ennuyeux ça ! Où est Line ?
— Dans le jardin avec un chat.
— Quelle horreur ! Comment pouvez-vous la laisser seule avec un animal aussi dangereux et plein de parasites ! Elle risque d’attraper une maladie. C’est tout à fait inconscient.
— Monsieur d’Haranguier n’a pas semblé le lui interdire. J’ai pensé que c’était une bonne chose.
— Vous plaisantez ?
— Madame, savez-vous où Élise se rend à l’église ? demanda Victoire sans relever sa remarque.
— Oui, je crois bien que oui, vous pourriez l’interroger vous-même. Je crois qu’elle se rend à Guétary, l’église Saint Nicolas si ma mémoire est bonne. Pourquoi cette question ?
— Pour rien, madame.
— Allez voir Élise, je m’occupe de Line.
Victoire croisa Clara, la jeune femme de chambre, entre deux étages.
— Alors, comment va-t-elle ?
— Ma fois, je ne sais pas trop, ça a l’air d’aller puisqu’elle m’a intimée l’ordre de sortir de sa chambre. Elle était dans son cabinet de toilettes. Je ne l’ai pas vue.
Victoire frappa plusieurs fois à la porte d’Élise avant d’obtenir une réponse. Lorsqu’elle s’annonça, Élise ouvrit enfin. Pâle comme un linge, elle dévisagea Victoire, puis retourna s’asseoir sur le bord de son lit.
— Cécile m’a dit que vous allez à l’église Saint Nicolas, à Guétary. Vous avez discuté de Line avec le curé ?
Victoire avait décidé de ne pas y aller par quatre chemins. L’état d’Élise serait peut-être la seule ouverture pour parler franchement. La nourrice acquiesça, comme vaincue.
— Vous a-t-il donné des conseils judicieux ?
— Je crois que oui. Il pense que je dois accepter la mission que Dieu m’a confiée.
Ça m’aurait étonnée, pensa Victoire.
— Vous a-t-il proposé son aide ?
— Il me soutient dans cette épreuve et me demande d’être patiente, que le jour viendra où je serai récompensée de mon sacrifice…
— Mais, au sujet de Line, l’interrompit Victoire d’un ton agacé. Je veux dire, se reprit-elle, que pense-t-il de Line ? Que lui avez-vous dit ?
— Eh bien, je lui raconte comment Line entre dans mon esprit… il y a certaines pensée, parfois, je me demande si ce sont vraiment les miennes ou si c’est Line qui les induit en moi. Je lui explique qu’elle devine des choses qu’un être humain ne peut deviner qu’en sondant notre esprit.
— Et qu’en pense-t-il ?
— Il refuse de tirer des conclusions hâtives…
Victoire retint son souffle.
— Il pense possible qu’elle soit possédée.
— Qu’est-ce qu’il préconise ? demanda Victoire en contenant difficilement sa colère.
— D’être patient. J’ai peur, Victoire, avoua Élise d’une voix faible. Je prie chaque jour pour que Dieu me donne la force de continuer.
— Nom d’une pipe ! ne pu s’empêcher de s’exclamer Victoire. Nous devons en parler à Winston.
— Oh, il ne fera rien. Il me tient, Victoire ! Tout ce qui l’intéresse, c’est de me faire taire.
Victoire réfléchit une minute. Soudain, elle comprit que Winston devait déjà être au courant de tout. Le connaissant, il avait peut-être même prit contact avec le curé de Guétary. Il n’était pas homme à laisser place au hasard. Cécile passa sa tête dans l’entrebâillement de la porte tout en frappant avec discrètement.
— Je ne dérange pas ?
— Non, madame, absolument pas. Entrez, répondit la nourrice en faisant mine de se lever.
— Avez-vous besoin que j’appelle le médecin, Élise ?
— Non, madame, ça ne sera pas nécessaire. Encore quelques minutes et tout ira bien.
— Reposez-vous donc. Je m’occuperai de Line cet après-midi.
— Oh, certainement pas ! Je vais bien, je vous assure.
— En ce cas, allons faire un tour au parc ensemble. Prendre l’air vous ferait-il du bien ? Nous prendrons ma voiture, qu’en dites-vous ?
— Je vous remercie, oui, c’est une bonne idée, mentit Élise.
— Ne bougez pas. Je prépare les affaires avec Victoire et reviens vous chercher.
Cécile et Victoire quittèrent la pièce et descendirent au rez-de-chaussée.
— Pensez-vous qu’Élise a besoin de congés, Victoire ?
— Je ne sais pas, madame d’Haranguier. C’est bien possible mais, elle ne l’admettra peut-être pas.
— Vous avez raison, je vais devoir en discuter avec elle. Il faudrait chercher quelqu’un pour la remplacer, ce qui n’est pas chose facile. De plus, Élise habite Perpignan. Il lui faudrait un congé d’au moins deux semaines, peut-être plus. Nous devrons prendre des mesures. Et puis, ce ne serait pas un mal de trouver quelqu’un de remplacement pour les coups durs. Je vais appeler l’agence demain.