Kalil n’était plus qu’une flaque de peur, une flaque de douleur asséchée au-dehors, bouillonnante au-dedans. Ce n’était pas la peine de détruire la colère ; elle grandissait tellement qu’elle paralysait tout ‒ les viscères, les veines, le sang. Ça chauffait tant que ses yeux étaient secs, brûlants, sans vie.
Mais, à l’intérieur, c’était comme un ravage de lave qui drainait toutes ses eaux. Un troupeau de bisons, comme dans le film de l’Indien que Kalil avait vu avec Saïta. Leur passage avait soulevé la terre en un nuage si dense qu’il en aveuglait l’écran.
Ce souvenir le ramena à Alep, à sa terre sèche, aux odeurs pleines et lourdes de promesses, au narsharab de Saïta. Il sentait à nouveau l’odeur de caramel citronné lui emplir les narines. Lorsque sa grand-mère faisait la mélasse de grenade, c’était une grande et longue fête. La récolte et la cuisson du jus prenait du temps. À cette période, toutes les femmes se rassemblaient ; elles étaient si nombreuses, si pleines de vie.
Kalil pensa fort à l’odeur acidulée et aux chants qui l’accompagnaient. Il s’accrochait à elle comme à une amie chère ‒ un bouclier protecteur, aussi, qui le recouvrait solidement, l’écrasait un peu et l’enfermait comme dans un nid. Saïta l’enveloppait de son regard amoureux, le recouvrait de plumes chaudes qui adoucissaient sa solitude.
« Tu dois tenir tête, Kalil ! » Il voyait la douceur du regard de Saïta, la bouche entravée d’un rictus guerrier l’exhortant à se lever et à faire face. Kalil reprenait peu à peu ses esprits et ses yeux s’ouvrirent grand, gigantesques, perçant la cible en face de lui. La haine couvait derrière les battements saccadés de son cœur. Meurtri, il concentrait désormais la lave destructrice en un rythme lent.
Sa mère, penchée sur un livre de compte, devenait lointaine, précise, facile à abattre. Kalil sentait qu’un jour il saurait l’atteindre avec justesse, sans état d’âme.