Au cœur de la fournaise

Sophia médita longuement devant son tableau encore inachevé, une toile de cinq mètres sur quatre. Une commande. « Le feu de Dieu ». Putain d’excentrique, rugit-elle entre ses dents. Le coulissement rugueux de la porte la fit sursauter. Milo apparut, un sourire mielleux

À la lumière de l’inachevé

Sophia médita longuement devant son tableau encore inachevé, une toile de cinq mètres sur quatre. Une commande. « Le feu de Dieu ». Putain d’excentrique, rugit-elle entre ses dents. Le coulissement rugueux de la porte la fit sursauter. Milo apparut, un sourire mielleux travestissant sa face d’ours. « Mon client s’impatiente, que puis-je y faire ! », lança-t-il en guise d’excuse. Ses yeux s’arrondirent en s’avançant vers Sophia. Elle se demanda si son amertume se lisait sur son visage. Peut-être était-ce le spectacle de son travail en cours qui provoquait cet air ahuri chez son interlocuteur.

Une contemplation malsaine

‒ Ouah ! Je n’en reviens pas. Quel prodige ! Elle est terminée ?

‒ Absolument pas, s’insurgea Sophia, mâchoire et points serrés. J’ai besoin de cuivre.

La déception se lisait sur les traits poupins de Milo. Encore du cuivre, murmura-t-il sans quitter la toile des yeux. Il y avait tant de vie dans cette peinture, tant à découvrir. Les flammes léchaient un arbre minuscule au fond d’une vallée prisonnière du brasier. On ressentait l’horreur du désastre une fois que le regard se laissait entraîner au cœur de la fournaise. Là, l’observateur se laissait emprisonner à son tour dans la réalité du massacre. L’œil sidéré était bloqué par une contemplation malsaine et toute âme sensible ne pouvait échapper à un sentiment d’impuissance. Milo fit un effort flagrant pour s’extirper de son engourdissement et rabattit son attention sur l’étudiante. La noirceur de ses pupilles le fit frissonner. Il avait envie de crier que le tableau était parfait  et qu’il était plus que temps de le livrer. Il voulait en finir avec cette… abomination. Mais, bien sûr, il n’en fit rien. Richmond n’était pas homme à se satisfaire d’un tableau magnifique. C’était un illuminé et Milo retrouvait dans les yeux sombres de Sophia la même puissance inquiétante. Oui, il surprenait parfois dans les prunelles noires de Richmond la même étincelle diabolique.

L’Or du Diable

Du cuivre, répéta-t-il enfin. Je te trouve ça au plus vite. Il avisa un sceau où scintillait cette poudre dorée et le montra du doigt. Il se demandait comment les tubes qu’il lui avait apportés se transformaient en particules sans trouver dans cette pièce nul chalumeau ou autre outil de transformation. Il refusait pourtant de s’interroger plus avant.

‒ C’est loin d’être suffisant.

‒ Combien t’en faut-il encore ?

‒ Dix kilos devraient suffire.

Milo calcula la quantité de cuivre qu’il avait ramené jusqu’à présent et se reteint de demander comment une cinquantaine de kilos pouvaient tenir sur une toile, aussi grande soit-elle.

‒ Parfait, je serai de retour dans deux heures, se contenta-t-il d’ajouter.

Sophia oublia sa colère sitôt qu’il fut parti. L’air froid de la pièce était chargé par les émanations de l’oxyde de cuivre.

Action !

L’antre secrète

Sophia parcourut la moitié de la ville avant de se retrouver dans le quartier chic de Sainte Adresse, en bord de mer, à la toute extrémité de la plage. Là, un escalier d’une longueur vertigineuse l’attendait. Elle ne monta que quelques marches pour atteindre une villa massive de la fin du XIXème siècle. Elle la contourna discrètement, entra par une petite porte latérale et se retrouva dans un vestibule minuscule où elle actionna une ouverture donnant sur les sous-sols de la demeure.Sophia s’y engouffra sans hésiter, descendit un escalier étroit plongé dans l’obscurité et posa sa main sur un écran tactile.

Le glissement d’une lourde porte en fer émit un gémissement rauque. Une lumière diffuse fit apparaître un vaste espace bétonné d’une nudité frappante. Seuls un guéridon et un canapé en composaient le mobilier, tandis qu’une multitude de pots de peinture jonchaient un sol couvert de tâches colorées ; de gigantesques palettes, des couteaux et des pinceaux de toute sorte s’éparpillaient aux quatre coins de la pièce. Finalement, ce qui faisait le fabuleux de l’endroit était une toile de sept mètres carrés qui trônait sur le mur du fond, un escabeau sur le côté.

d’une collaboration fâcheuse

Sophia aimait travailler la peinture si elle la mélangeait à des matières diverses. Ici, les possibilités étaient restreintes. Les contraintes des lieux lui avaient pourtant permis d’expérimenter de nouvelles techniques. Elle n’avait pour sûr aucune liberté de mouvement ; ramener du matériel ici était un véritable casse-tête. Milo apportait le matériel de peinture mais, même s’il se doutait que les œuvres qu’elle lui confectionnait n’avaient rien de commun avec des compositions classiques, il n’était encore jamais allé jusqu’à les analyser. Du moins pour l’instant. Sophia savait que ça ne tarderait pas. Que se passerait-il alors ? Plus les mois passaient et plus leur petit manège lui faisait peur. Elle savait que ça finirait mal.Plus le temps s’écoulait, plus elle pensait à Samson. Deux ans qu’elle n’avait pas vu son psy. 

Elle devait le contacter. Paris n’était qu’à deux heures du Havre mais l’angoisse de devoir retourner sous sa protection l’étreignait. Pourtant, elle sentait que la menace se rapprochait. Son père devait le tenait au courant mais, que pouvait-il dire des nouvelles édulcorées qu’elle lui transmettait ? Tout ce qu’il pouvait dire est que sa fille était toujours vivante et qu’aucune destruction n’était à déplorer autour d’elle. Elle avait claqué la porte et planté son père et son psy en partant s’inscrire à l’école d’arts du Havre. Son père, inquiet les premiers temps, avait fini par penser qu’elle ne se débrouillait pas si mal sans les deux soutiens indéfectibles de sa vie. Samson la suivait depuis ses cinq ans, depuis la disparition de sa mère dont personne n’avait jamais retrouvé la trace.

Si son père ne savait pas grand-chose sur ses deux ans de beaux-arts, Samson devait être bien plus aux faits des agissements de sa protégée. Il avait toujours su se tenir informé de ses agissements avant tout le monde. Combien de fois était-il intervenu pour la sauver d’un mauvais pas ? Il anticipait ses erreurs avant qu’elle ne les commette. Et c’est pour ça qu’elle avait quitté Paris. Le Havre était un bout du monde sinistré d’où elle pourrait s’enfuir facilement en cas d’incident.

Rencontre du genre humain

La nature humaine est instable

La nature humaine est instable, me disais-je en me levant ce matin. Et, par le plus grand des hasards, je m’entretenais dans la même journée avec deux hommes d’un aplomb désarmant, reléguant aux oubliettes l’impression que l’homme est une espèce trébuchante.

Trois jours que j’écris pour le best-seller. Au quatrième jour, toujours rien publié dans la rubrique d’à côté. Je me réveillais, ce matin-là, avec l’idée déprimante que la nature humaine était instable. Puis, vers l’heure du midi, je croise Vincent Gibeau : « Je me demande si je vais y arriver un jour, lui avouai-je. Comment tu fais, toi ? Tu te poses bien ce genre de questions, des fois.

‒ Non, me répond-il le plus sincèrement du monde. Je ne me pose pas de questions. Je dessine, c’est tout. Enfin, moi, c’est différent. J’ai un boulot, des vacances pour peindre et, j’ai surtout ma famille. C’est un cadre fiable. »

Dans l’élan du blues, je pars à Plein Ciel, la librairie des Docks. Je pense à la montagne de notes que je n’ai pas du tout envie de « traiter », à ces nouvelles perdues dans mon vieil ordinateur qui a rendu l’âme. Oh, je les ai manuscrites, quelque part… Maintenant, j’ai même un disque dur externe. Reste que ces monceaux de notes n’ont d’intérêt que celui que je veux bien leur donner. Courage. Publie et tu seras sauvée !

En réalité, ce n’est pas le plus dur d’écrire. Le plus dur, c’est d’harmoniser son temps entre l’écriture et la structure. Non. J’imagine ce que ferait Gibeau à ma place…

Vincent Gibeau

C’est peut-être une question de perception. Si je percevais le tapuscrit autrement. Un nom tout à fait dépourvu de charme, en passant. C’est peut-être ça, le secret : apprendre à vivre les choses autrement.

Plein ciel, la dédicace.

Je trouve notre homme, Brice Lepercher, jonché sur un haut tabouret face à une table de même hauteur, où s’empilent de gros livres au titre évocateur « Le Grand Maître » et à la couverture chiadée. Tous deux respirent le futurisme fictionnel, autrement nommé « science fiction ». 

Très vite après m’être présentée, Brice Lepercher invoque sa mémoire d’éléphant pour m’annoncer que nous étions au lycée ensemble. « J’ai une mémoire exceptionnelle et une imagination débordante, explique-t-il. Je n’ai jamais eu le vertige de la page blanche. »

Il m’est souvent arrivé de ne pas reconnaître un ancien camarade de lycée pour la simple et bonne raison que je vivais déjà, à l’époque, dans mon imaginaire, reléguant la réalité extérieure au stricte nécessaire : moi, mes amis et l’inévitable cellule familiale. La famille, encore ! Brice Lepercher est fonctionnaire et sa femme aussi. Et, comme Vincent, Brice évoque un cadre familial solide. C’est pour ça qu’on l’appelle « socle familial », j’imagine.

« Le Grand Maître » est l’histoire d’une prophétie de fin du monde. Nos héros, guidés par un médium, vont avoir la douloureuse mission de sauver l’humanité.

« J’ai mis 20 ans pour l’écrire, clame l’auteur encore sous le choc de sa folle chevauchée. Je vivais tellement dans mon univers que je n’en perdais jamais le fil. Je l’ai écrit sur du long terme parce qu’il fallait que je me construise professionnellement mais, une fois que famille et travail étaient bien imbriqués dans ma vie, je me suis remis dedans quinze ans après, et je n’ai pas eu de problèmes. »

Eh bien, chez nous, la famille est à cloche-pied, me dis-je : un couple qui n’a jamais habité ensemble, aux fortes racines, tellement ensevelies qu’elles sont aujourd’hui invisibles. Bon, passons cette histoire de stéréotypes qui me nargue depuis ce matin et revenons à l’écriture.

Je n’ai pas eu l’occasion de demander à Brice si ce n’était pas trop gênant de se souvenir de tout. Moi, c’est le contraire. Je me fais un devoir d’oublier à peu près tout. Je garde en tête juste ce qu’il faut pour laisser libre cours aux retranscriptions libres de droit. Les références ? Quelques-unes, les plus symboliques. 

De l’original sans fondements traitables. J’ai pris le temps de discuter

Brice Lepercher

‒ J’ai l’impression d’avoir fait un condensé de toutes mes passions, de toutes mes références livresques et cinématographiques, explique-t-il. Ce qui a relancé l’écriture de mon roman, c’est un départ en vacances. J’avais emmené le manuscrit avec moi sans savoir si j’allais avoir le déclic. Je n’avais pas la tentation de regarder la télé. Alors, l’envie d’écrire m’est revenue.

‒ Comme si tu te faisais ton film, quoi.

‒ C’est carrément le film que j’écrivais. D’ailleurs, je rêve de le voir adapté au cinéma.

‒ Je pense que notre culture est aujourd’hui axée sur l’écriture cinématographique.

‒ Oui, notre culture est basée sur l’image. Elle nous influence tellement que notre écriture s’en nourrit.

‒ Moi, je me gave parfois de films avant l’écriture d’une scène importante, concédai-je.

‒ Complètement ! renchérit Brice. J’aurais peut-être mis moins de temps à écrire sans ma collection de DVD et, en même temps, ça alimentait mon esprit. J’ai mis toutes mes références à la fin du livre : Goldorak, Albator, mais aussi Star Wars, Azimov, Barjavel… Tout ce que j’ai lu ou vu en quarante cinq années de vie. Il y a plein de clins d’œil dans mon bouquin.

‒ Moi, je cherche au contraire à ne pas fourrer toutes les idées qui me tiennent à cœur, pour ne pas risquer de déstructurer mon récit.

‒ Ah mais, j’avais un plan ! Au départ. J’avais pris des notes. Par contre, à la moitié du roman, je me suis laissé aller avec une grande facilité. J’écrivais sans ligne directrice, je ne savais pas où j’allais, et c’était tout aussi intéressant.

Je le suivis sur ce terrain

‒ Jusqu’à maintenant, j’ai toujours opéré comme ça, trouvant l’excuse que, dans la vie, on ne connaît pas la fin. Après, tu remanies pour façonner un début, une fin, etc. mais j’ai toujours écrit mes histoires sans en connaître la fin.

Et la fin vola en éclat

‒ Moi, la fin, je l’ai improvisée. Je savais ce que j’allais écrire au départ mais quand tu écris 400 pages ce n’est pas pareil que quand tu en écris 100. Je ne sais pas si je serais capable d’écrire plus court. J’ai toujours été prolixe. C’est Jacques Derouard qui m’a donné le virus de l’écriture tout en me poussant à structurer avec un plan. Un conseil qui n’a pas été suivi jusqu’à la fin.