Comment mes personnages se dessinent morceau par morceau

Voilà la suite du film ! Je réfléchis actuellement à la nature des superpouvoirs à inventer pour ce roman. Dans cette scène, c’est une autre surprise qui m’attend : : le personnage de Guilem dont le rôle s’étoffe.

Voilà la suite du film ! (voir l’épisode de la semaine dernière ici) En aparté, sur un autre cahier, je me souviens avoir écrit une autre scène qui décrit l’enseignement de Cécile au Japon avec Shiito. Je l’avais déjà oubliée. C’était un après-midi chez Lili, un bar du Havre nouvellement ouvert à un carrefour des vents du marché au poisson. Pas hyper confort, mais il y avait le soleil de l’été indien. Cette scène fait avancer ma réflexion sur la nature des superpouvoirs à inventer pour ce roman. Pour sûr, elle trouvera sa place dans un autre article. Ici, c’est une nouvelle surprise qui m’attend : le personnage de Guilem. Évidemment, vous ne pouvez vous en apercevoir dans cette scène mais, je suis heureuse d’avoir ouvert une nouvelle case pour ce second rôle. Chaque personnage soude le passé et le présent de l’histoire, participe à relier les uns aux autres dans la trame compliquée du « Projet Line ».

L’insertion progressive d’éléments clés du passé de Cécile : un souvenir de l’enseignement de Shiito

Maître Shiito
"Ne te défais pas de tes dons, Cécile. Apprivoise-les." Photo de StockSnap

Cécile se mit en route. Elle se laissait si rarement embarquer par ses visions qu’elle dû faire un effort surhumain pour se concentrer sur sa conduite. Cécile n’aimait pas se sentir différente. Des souvenirs de Shiito affluèrent. C’était son mentor, son ami, son sauveur. « Ne te défais pas de tes dons, Cécile. Apprivoise-les. Fais appel à eux au moment où tu en as le plus besoin. » Jusque là, c’est ce qu’elle avait fait mais, à chaque fois, elle avait l’impression d’être suspendue à la réalité. Elle se sentait tellement déphasée que le risque d’avoir un accident était, lui, bien réel. Elle en était là de ses radotages quand son téléphone sonna. C’était Winston. Soulagée, elle bifurqua à hauteur d’Arcachon et se gara sur le bas-côté pour le rappeler.

Un rapprochement nouveau entre deux personnages principaux se profile

CHUT !
"Madame, vous allez bien ?" Photo de Sam Sander Williams

— Bonjour, madame, j’ai bien eu votre message, je peux être chez Guilem dans vingt minutes.

Cécile ne répondit pas tout de suite. Elle avait une folle envie de hurler.

Madame, vous allez bien ?

Winston était un vieil homme fin et sensible, qui avait l’étonnante capacité de deviner son état intérieur. Une qualité précieuse qui l’avait souvent aidée à gérer le quotidien, jusqu’à son propre mariage.

Je suis près de Mios, sur l’A660, j’en ai pour un moment, à vrai dire.

— Voulez-vous que je vienne vous chercher ?

Cécile hésita. Un long silence parcouru le temps de sa réponse. Oui, finit-elle par dire.

— J’ai vos coordonnées GPS. Guilem m’accompagnera, nous arrivons.

— Merci, Winston.

— Je vous en prie, madame.

Mes interrogations sur la nature des superpouvoirs déteignent sur le personnage de Cécile

force
"Ils étaient tous impliqués maintenant, pour le meilleur et pour le pire." Photo de Ian Lindsay

Il ne l’avait jamais vue dans cet état, pensa-t-elle. La dernière fois qu’elle avait fait appel à ses dons, c’était il y a deux ans, et elle avait pris soin de s’éloigner de chez elle. Ni Antoine, ni Winston n’avaient pu en être témoins. Elle avait pourtant remarqué que le vieux majordome avait changé de comportement à son égard. Par déférence, s’était-elle persuadée. Son exploit n’était certes pas passé inaperçu. Aujourd’hui, elle devait bien avouer que c’était plus que ça. Winston captait sa différence et, avec Line, il n’avait plus à faire semblant. Ils étaient tous impliqués maintenant, pour le meilleur et pour le pire. Antoine lui-même ne serait plus dupe encore longtemps.

J’entre de plein pied dans le sujet du fantastique

la société fantastique
"Cécile accédait aux portes de l’acceptation" Photo Stefan Keller

Une nouvelle crise déforma son visage. Dans le rétroviseur, elle vit ses traits se transformer, lui renvoyant la figure de Likun. Même ses pupilles devinrent grises l’espace d’une seconde. C’était insupportable. À ces moments-là, Cécile se détestait, même si les leçons de Shiito avaient porté leurs fruits. Au lieu de hurler en se demandant bêtement « pourquoi ? », elle entra en elle, fouillant désespérément les racines de son être. Cécile se recroquevilla sur elle-même au point de ressembler à un fœtus ; si menu, si minuscule, qu’elle en oublia jusqu’à l’existence de son propre corps. Cécile accédait aux portes de l’acceptation, comme disait Shiito — elle parvenait au tréfonds de son être, dans un lieu inaccessible pour la plupart des mortels, un lieu où le vide prenait sens. L’existence était à contretemps et l’espace inconsistant.

Tout personnage inaccessible est abordable à travers le regard d’un autre

à travers l'autre
Sa personnalité se dessine à travers le regard de l'autre - photo Stefan Keller

Winston repéra la Corvette de Cécile sur la voie opposée. Il s’arrêta pour la rejoindre à pied, tandis que Guilem prenait la prochaine sortie pour les rejoindre. Winston traversa la quatre voies avec assurance. Arrivé à hauteur de la voiture, il cru d’abord qu’elle était vide. Cécile était aplatie sur son siège, la tête dans le vide vers le plancher. Ça lui ficha un coup. Il tapa plusieurs fois à la vitre sans provoquer de réaction.

Là, je « pause » l’histoire pour nourrir le narrateur. Et, je me demande en aparté : « qui est Guilem ? »  Comme je vous le disais en conclusion de mon article de la semaine dernière, c’est nouveau dans mes séances d’écriture. Focus structuration en marche !

J’apprends à jouer entre l’écriture au long court et la création du récit

jeu d'écriture
je compte peut-être une centaine de personnages à mettre en scène... Photo Anrita

Sachez qu’après 10 mois d’écriture, à raison d’une heure par jour en moyenne (Ce n’est pas un rythme de pro, j’en conviens, mais c’est le mien pour l’instant. Disons que le déclic se fera au moment où il se fera.), je compte peut-être une centaine de personnages à mettre en scène. Une bonne vingtaine mènent la danse. Guilem est le gardien d’Iturria, la maison de Saint Jean de Luz. Un homme placide et discret qui saura donner des conseils avisés à Line au cours de sa vie. Il habite chez sa mère mais vit la plupart du temps dans le pigeonnier d’Iturria qu’il a aménagé pour s’adonner à sa passion : la création de modèles réduits en bois.

L’écriture au long court donne l’occasion d’identifier ses personnages morceau par morceau

une personnalité
". Je lui invente des femmes… Non, une seule, qu’il voit par intermittence." Photo Richard Reid

Donc, qui est Guilem ? Résumé de notes : je parle de son père, des valeurs transmises, de ses études de théologie. Je lui invente des femmes… Non, une seule, qu’il voit par intermittence. Une femme qui voyage beaucoup pour des missions d’évangélisation. Encore une qui pourrait avoir un rôle dans le roman. Guilem la rejoint parfois à l’étranger. Je comprends soudain qu’il est très lié à Winston et qu’il y a une cave aménagée chez sa mère, un QG pour lui et Winston, les hommes de l’ombre. C’est une longue histoire de famille… Cécile a eu l’occasion d’utiliser ses services. Du coup, l’homme qu’elle a chargé Frankie de retrouver connait ce lieu pour l’avoir utilisé en 2004. Nous sommes en 2008.

L’histoire se trace au gré des rencontres

magie des rencontres
"Un roman est une incursion dans un univers qui se dévoile" - photo Stefan Keller

Je vous épargne le reste de mes notes. Vous remarquerez que je ne connais pas encore la mère de Guilem mais, je ne vais pas manquer de la découvrir dès qu’on atterrira chez elle. Et je vais donc aussi rencontrer ce fameux agent chargé d’aider Cécile dans cette affaire, celui sensé l’avoir soutenue en 2004. Quand je vous dis qu’un roman est une incursion dans un univers qui se dévoile, comme s’il existait déjà avant l’arrivée de son auteur, vous comprenez que je ne vous mène pas en bateau. Quoique…

J’ai tout pouvoir sur la façon dont leurs relations s’intensifient

relations de confiance
la confiance se construit de manière invisible- Photo Gerd Altmann

Quand Guilem rejoignit Winston, rien n’avait bougé. Ils se regardèrent en silence, se demandant ce qui avait bien pu se passer. Finalement, Cécile se releva au ralenti. Les cheveux en vrac et l’air complètement déjanté, elle avisa ses compagnons d’infortune avant de déverrouiller l’habitacle. Ni Winston, ni Guilem n’osèrent bouger le petit doigt. Cécile se frictionna le visage des deux mains — son maquillage s’étala un peu plus autour de ses yeux — et refit sa queue de cheval. Elle sortit enfin, pieds nus, pour se planter en face des deux hommes éberlués.

— Désolée, messieurs, vous ne me voyez pas sous mon meilleur jour. Vous savez ce qu’on dit : nos faiblesses sont à la hauteur de nos forces.

Guilem ôta sa veste et la déposer avec précaution sur les épaules de Cécile.

— Je prends votre voiture, dit-il en s’installant au volant.

— Rejoins-nous chez toi, lança Winston. Madame, vous pouvez marcher ?

Cécile ne pipa mot. Elle avança vers la Mercedes garée à quelques mètres de là et se glissa sur la banquette arrière. Elle avait besoin de s’allonger. Winston démarra sans demander son reste et roula en silence pendant l’heure de trajet qui les séparait de leur destination.

Un cadre, une image, une âme pour chaque lieu de vie du roman

âme des lieux
"Je tombe sur cette grande maison près du lac Mouriscot, à Biarritz." - l'âme des lieux

Je m’arrête là pour aujourd’hui. J’ai fureté sur Google Map et sur les sites de vente immobilière pour trouver la maison de Guilem. Des éléments de son histoire me sont progressivement apparus, jusqu’à ce que je tombe sur cette grande maison près du lac Mouriscot, à Biarritz. Elle a été construite par William Marcel en 1929. Gageons que cet architecte a bien connu le père d’Antoine. Le plus drôle, c’est que je ne sais encore rien de ce dernier. Je n’ai même pas la certitude qu’il soit mort. Je sais qu’il était un homme d’affaire féroce et je que cette maison a joué un rôle dans sa vie. Rien n’est encore inscrit dans le marbre, cette maison aura une âme, c’est mieux pour un décor d’action mais cela n’ira peut-être pas plus loin. Et, c’est déjà bien d’avoir un cadre visuel pour ma prochaine scène. Je vous donne rendez-vous la semaine prochaine. D’ici là, amusez-vous bien.

Comment évolue l’écriture de mon roman ?

Quoi qu’il se passe dans ma vie, je me réveille le matin avec un objectif en tête : ma séance d’écriture. J’ai commencé mon roman il y a de cela dix mois. Son titre, peut-être provisoire, est : « Le Projet Line ».

Le rôle phare de mes séances d’écriture

Le personnage fort du roman
"Elle avait tiré ses longs cheveux noirs en queue de cheval. Simple, mais dure et inaccessible."

Quoi qu’il se passe dans ma vie, je me réveille le matin avec un objectif en tête : ma séance d’écriture. Évidemment, je peux passer une semaine sans… En fait, même pas. J’ai toujours un cahier dans mon sac et, au réveil, il accompagne le café, toujours. J’ai commencé mon roman il y a de cela dix mois. Son titre, peut-être provisoire, est : « Le Projet Line ». J’ai déjà entamé le cinquième cahier. Celui-ci est beaucoup plus gros que les précédents, car plus le temps passe et plus je conçois mon roman comme l’univers foisonnant de la réalité.

La vie de Line d’Haranguier, mon héroïne, est reliée à ses parents (puis, comme c’est un récit fantastique, au plus loin de ses origines inconnues), au milieu socioprofessionnel de la haute bourgeoisie, au monde industriel, au réseau de relations étrangères, à la politique française de ces quinze dernières années, à des recherches sociologiques et scientifiques, à l’éducation et à l’enfance. Ça fait beaucoup d’approches passionnantes, toujours reliées à mes séances d’écriture où évoluent des personnages dont l’individualité se dévoile progressivement sous mes yeux (ou sous ma plume selon le point de vue).

Les séances d’écriture sont le miroir de mes intentions

restaurant à Bordeaux
"Cécile entra au Mélodie. Les lumières plaquées en vagues sur les panneaux de bois n’avaient pas de prise à travers ses lunettes de soleil."

Certes, j’ai une intention de départ. Line est au centre de celle-ci : cette enfant a des pouvoirs extra-sensoriels, et elle devra percer le secret de ses origines pour s’accomplir. Le roman doit brosser le tableau de ses premières années de vie jusqu’à ses seize ans, là où tout commencera. J’ai très vite compris que mon intention était de montrer comment une jeune fille parvient à s’élever spirituellement pour embrasser son destin. Comment elle parvient à maîtriser son pouvoir, à l’assumer, à accepter l’adversité comme le seul moyen de s’accepter elle-même. Mais, en chemin, je m’aperçois que le plus important est de comprendre d’où l’on vient. Ce travail nécessite de découvrir qui est sa mère, qui est son père et tous les personnages qui gravitent autour d’eux. Toute cette logique sociale donne sens à un seul individu : le centre de la toile. Nous sommes le centre de la vie, et c’est peut-être ce qu’il y a à retenir de tout ça. Nous aurons le temps d’y revenir, croyez-moi. Aujourd’hui, j’aimerais vous partager une scène qui concerne la mère de Line. Cécile d’Haranguier a de plus en plus d’importance pour moi. Elle devient la clé de voûte de la personnalité du roman. Et, plus je la mets en scène, plus elle devient forte.

Une scène révélatrice de mon processus d’écriture

portrait
"Simple, mais dure et inaccessible."

Nous sommes encore au début de l’aventure. Cécile d’Haranguier s’est retranchée dans le fief familial, celui de la belle famille, en fait, à Saint Jean de Luz. Henry, un personnage qui prendra une extrême importance au cours de l’histoire, est un ami intime de Cécile. Un ami de jeunesse qui lui a causé par le passé pas mal de soucis. Là, il revient à la charge en lui déposant un lourd fardeau. Cette scène a une introduction, une entrée en matière qui n’avait pas de but préconçu. J’écris d’un jour à l’autre sans toujours savoir de quoi le lendemain sera fait. Je peux même dire qu’une scène fait la suivante. J’ai donc préalablement mis en scène Cécile d’Haranguier au saut du lit, quelques semaines après son installation à Saint Jean de Luz. C’est à travers le regard de Victoire, la cuisinière, qu’on comprend que Cécile n’a pas pour habitude de ne rien faire, et que l’ennui commence à la gagner. Elle touche à peine à son petit déjeuner lorsqu’elle avise un message d’Henry…

« …un de ses plus proches collaborateurs et amis. Il lui proposait un rendez-vous sur Bordeaux le jour même pour, disait-il, lui proposer une affaire exceptionnelle. Cécile connaissait Henry depuis la fac. Ils avaient eu une relation très fusionnelle à une période de leur vie. Passionnés d’art, ils avaient sillonné l’Europe à la recherche d’œuvres perdues, notamment celles volées par les nazis pendant la guerre, représentant des milliers de wagons remplis du patrimoine français. Ils avaient été inséparables jusqu’à ce qu’Antoine débarquât dans sa vie. Henry s’était senti trahi sans rien en laisser paraître. Au lieu de partir de son côté, il s’était accroché. Cécile avait trouvé ça malsain, mais elle pensait que sa passion pour l’art avait eu raison de sa frustration.

Cécile entra au Mélodie. Les lumières plaquées en vagues sur les panneaux de bois n’avaient pas de prise à travers ses lunettes de soleil. Elle avait tiré ses longs cheveux noirs en queue de cheval. Simple, mais dure et inaccessible. Ses talons hauts claquaient sur le dallage, attirant l’attention des hommes comme des femmes. Un bustier bleu clair aux broderies argentées qu’elle avait acheté au Japon, se prolongeait d’une jupe droite suffisamment courte pour ne pas paraitre trop stricte ; elle était d’un jaune si pâle qu’elle rappelait l’argenté des hérons du nuido. Henry était attablé au fond du restaurant. Il était seul, mais trois couverts étaient dressés. Il l’avait vue. Son émotion était palpable, ce qui inspira un sentiment de mépris dans le cœur de Cécile. Elle s’en voulut. Alors qu’elle était arrivée à sa hauteur, il finit par fermer la bouche avant de se lever, comme réveillé par son parfum. Ils restèrent face à face. Lui, souriant à moitié. Elle, retirant lentement ses lunettes pour mieux le dévisager. Henry lui indiqua un siège, celui situé en face, laissant la place du tiers entre eux.

— Tu attends quelqu’un ?

— Oui, je suis heureux que tu sois à l’heure. J’ai à te parler du projet avant qu’il n’arrive.

— Je suis toujours à l’heure. De qui s’agit-il ?

— Ah ! L’homme avant le projet, je te reconnais bien là ! D’abord, merci d’avoir accepté mon invitation, Cécile. T’as pas changé, toujours aussi resplendissante. Je vais te présenter le directeur de Solaris, une boîte de Bordeaux qui fait dans le fret. Il travaille avec un courtier d’art de la côte ouest et cherche un intermédiaire pour l’acheminement d’une commande.

— Et, tu ne lui suffis pas ?

— C’est un énorme contrat et je suis toujours à Paris.

— Mais encore ?

— Tu le sais bien, Cécile. C’est trop gros pour moi. J’ai pas le réseau pour ça…

— Et pas vraiment le choix j’ai l’impression.

— J’ai dû te recommander pour… Écoute, Cécile, j’ai un peu merdé dans ma dernière transaction. Ils ont plus confiance en moi. T’es la seule à pouvoir m’aider sur ce coup là.

— Il est où le marché ?

— Dubaï, Djibouti, Alexandrie…

— Je vois, et ensuite ?

— Tu t’arrêterais là.

— Israël, Moscou ?

— C’est pas le deal.

— Toi non plus tu n’as pas changé. Toujours attiré par les embrouilles. Et, quand le vent tourne, tu penses à moi pour me refiler la patate chaude…

— Non, t’y es pas du tout. Ils cherchent un agent de contrôle sur la côte, pas un négociateur. Tu serais en relation avec l’Orient mais tu n’as pas à assurer la réception. Juste à vérifier la cargaison à l’embarquement.

— Et, en cas de problème, sur qui ça retombe ?

— Justement, il est là, dit Henry en faisant un signe.

Cécile remit ses lunettes et ne se retourna pas. Ce n’était pas la première fois qu’Henry la bernait. Elle s’était plus d’une fois laissée allée dans ce mécanisme houleux. Sûrement par complaisance. Qu’est-ce qui l’avait si souvent poussée à accepter les initiatives risquées d’Henry ? Un certain attrait pour ses fantaisies. Cécile devait bien avouer qu’elle aimait l’aspect récréatif de ses manigances. Elle se trouvait toutes sortes d’excuses… par intérêt ethnologique, somme toute.

Un homme imposant se tenait à sa droite. Il avait le visage hâlé des hommes du sud, rasé de prêt, un sourire amusé sur des lèvres fines, et les yeux brillants, d’un gris clair intense. Vision troublante, éveillant un sentiment inattendu que Cécile dissimula avec plaisir derrière ses lunettes fumées. Il avait un charme surfait, mais ça fonctionnait plutôt bien.

— Cécile, je te présente Émile d’Auvilliers. Émile, Cécile d’Haranguier.

Cécile retira son pare-feu avec une lenteur calculée avant de le regarder droit dans les yeux. Il n’avait pas tendu la main.

— Enchanté, madame. Henry affirme que vous êtes l’homme de la situation, susurra -t-il sans se départir de son sourire.

— J’espère que vous avez pris vos renseignements. En revanche, Henry a fait en sorte que je ne puisse en faire autant. Je vous conseille donc de rester discret à propos de vos affaires. J’espère que vous goûtez aux privilèges de la prudence, Monsieur d’Auvilliers ?

Émile d’Auvilliers paru soudain intéressé, jeta un œil sur Henry qui se doutait déjà que Cécile mènerait l’entretien ; il fit comprendre en se rasseyant qu’il préférait passer la main. Émile tira alors la chaise qui lui était destinée et se tourna résolument vers Cécile.

— Je vous remercie d’être venue, je suis le directeur de l’ADESCOR, une compagnie de fret bordelaise. Nous négocions un contrat avec une société allemande spécialisée dans le transport d’œuvres d’art. Je ne vous cache pas que notre angle de tir est faible. J’ai demandé à Henry s’il connaissait quelqu’un capable de contrôler la cargaison avant le chargement. Vous me direz qu’on peut faire appel aux douanes mais, ils ne sont pas toujours disponibles et, nous avons surtout besoin de tester la fiabilité de notre nouveau partenaire. ADESCOR n’a jamais emballé ce genre de produit. Nous avons absolument besoin d’un expert qui confirme que la liste d’embarquement correspond à ce qu’on va mettre dans le cargo. Vous comprenez ?

— Il y a toujours un délai entre le contrôle et l’embarquement, je me trompe ?

— Qu’est-ce que vous voulez dire ?

— Que l’agent de validation n’est pas responsable de ce qui est fixé dans la carlingue.

— Je vois où vous voulez en venir. C’est un risque pour ADESCOR, et c’est pourquoi nous travaillons avec une boîte de sécurité au top.

— Je sais parfaitement comment ça fonctionne, Monsieur d’Auvilliers. Le risque, comme vous dites, n’est jamais nul.

— Bordeaux n’est pas le Havre. Vous étiez dans l’affaire des Degas en 2004, n’est-ce pas ?

— Vous avez de bons enquêteurs, je suis flattée de l’intérêt que vous portez à ma carrière. Vous devez donc savoir que je suis retirée des affaires ?

— J’aime analyser les faits, madame d’Haranguier. La maison Delvoye d’Haranguier est toujours debout, et vous êtes retranchée sur la côte ouest. C’est tout ce que je retiens. J’attends plutôt de savoir si vous avez la force de vous confronter à la Deutch Volang Kunst.

— Et, moi, je suis curieuse de connaître vos conclusions sur le scandale des Degas en 2004.

Henry se tortilla sur sa chaise. Il était loin d’avoir prévu que la conversation déterrerait cette affaire qui avait faillit coûter cher à Cécile et à son père. À cause de lui. Malgré ça, Cécile avait passé l’éponge et assumé toute la responsabilité face à l’accusation. Émile toisa Henry avant de revenir sur Cécile.

— Vous savez gérer les situations critiques, c’est indéniable. Un des Degas n’était pas enregistré. Vous risquiez un procès pour contrebande…

— Et pour vol de propriété d’État.

— Exact, et pourtant vous avez réussi à retourner l’accusation en votre faveur, évitant un faillite programmée et quelques années de prison. Obtenir des remerciements officiels pour avoir sauvé une œuvre volée par les nazis était un coup de maître.

— Savez-vous au moins comment je m’y suis prise ?

— J’avoue avoir pris un malin plaisir à suivre votre stratégie. Mettre la Deutch Volang Kunst sur la sellette demande un réseau puissant et, si je puis me permettre, de sacrées couilles.

Cécile réfléchit une seconde.

— Vous pensez qu’en me retirant des affaires je perds mon influence. Vous piégez Henry et vous me coincez par la même occasion. Vous êtes un esprit logique, Monsieur d’Auvilliers, contrairement à votre patron qui a un coup d’avance sur vous, je suppose. Il doit sûrement mesurer les implications de ce que vous vous apprêtez à faire. Je ne sais pas qui vous êtes mais, croyez-moi, la partie est loin d’être gagnée.

— Oh, je suis un esprit rationnel, effectivement. Et je ne vois pas plus loin que le bout de mon nez. Voyez-vous, j’ai un contrat à honorer qui requière vos compétences. C’est aussi simple que cela Madame d’Haranguier. Je vous veux dans mon équipe. Et si quelqu’un a les moyens de vous convaincre, je n’y vois aucun inconvénient. Mon problème est le suivant : la DVK fait partie du marché et, si je peux obtenir votre expertise…

— Monsieur d’Auvilliers, ne me prenez pas pour une de vos futures employées, l’interrompit-elle. Vous ne m’aurez pas. Je suis venue parce qu’Henry a toujours été mon point faible. C’est mon petit grain de sable que vous n’auriez pas les moyens de me souffler dans l’engrenage. Je ne sais pas qui est derrière tout ça mais, j’ai des préoccupations bien plus personnelles à gérer actuellement, et qui dépassent de très loin l’affection que je porte à Henry. Je vous conseille donc de cracher le morceau ou ne revenez jamais me menacer.

Émile d’Auvilliers sembla méditer, hésiter peut-être. Cécile  avait compris qu’il avait un joker dans sa poche. Elle dévia son regard sur Henry qui ne put le soutenir. Qu’est-ce qu’il a encore fait, ce con ?

— Je travaille effectivement pour un homme puissant, qui aime l’art. Connaissez-vous Ahmad Likun, Madame d’Haranguier ?

— De réputation…

— Henry a fait preuve d’une grande imprudence. Il y a quelques mois, il était chargé d’obtenir un tableau de maître pour Monsieur Likun. Malheureusement, il pensait pouvoir se servir sur la transaction au-delà de ce qui était convenu. Monsieur Likun n’aime pas qu’on se serve de son nom à son insu. C’est un homme qui cultive l’exactitude. Un homme droit et précis qui inspire le respect. Il ne fait de cadeaux que s’il le désire. Personne ne force la main de Monsieur Likun. Notre cher Henry est intrépide. C’est une qualité, soit dit en passant. Mais, il a mis Monsieur Likun en colère, et c’est surement la pire chose qu’il ait fait de sa vie.

Cécile connaissait l’épouvantable renommée de cet homme. Il appartenait à un milieu qu’elle n’aurait jamais approché sans garanties en béton. Henry était une tête brûlée qui pensait toujours pouvoir s’en sortir, dieu sait pourquoi. Être dans le collimateur de Likun ne signifiait qu’une chose pour Henry : la mort. Cécile déglutit alors qu’Émile d’Auvilliers éprouvait une réelle satisfaction à la voir blêmir. Elle avait enfin saisit qu’il connaissait les règles de l’amour et de la guerre. Maintenant, c’était à lui de jouer.

— Monsieur Likun vous estime beaucoup, Madame d’Haranguier. Lorsqu’Henry a piaillé votre nom comme son dernier recours, Monsieur Likun consentit à lui accorder un sursis le temps de cette rencontre ; un dernier vœu, en quelque sorte. Henry semble croire que vous seriez capable de régler ce léger différent.

Cécile bouillait. Elle ne pouvait détacher son regard d’Henry dont l’accablement frisait l’état de prostration du condamné à mort.

— Combien ?

— Combien quoi ?

— Combien de temps ?

— c’est difficile à dire. Combien de temps peut coûter la vie de votre ami ?

— Vous avez perdu votre finesse d’esprit, Monsieur d’Auvilliers. Dommage, je commençais à vous apprécier. Dites à Monsieur Likun que s’il veut négocier mes services, ce sera en échange d’une expiation complète et sans condition. Qu’il prenne directement contact avec moi (Cécile se leva et remit ses lunettes fumées). Je ne veux plus vous revoir, c’est ma toute première condition. Sur ces mots, Cécile partit sans se retourner.

Au sortir du « Mélodie », Cécile tremblait. L’amertume, la colère et la peur provoquaient un tel état de fébrilité qu’elle s’éloigna rapidement. Elle chaloupait sur ses maigres talons mais, son cerveau en ébullition recensait le nombre d’options qu’elle avait à sa disposition. Arrivée à sa voiture, elle composa le numéro de son ancien chef de sécurité.

— Frankie, tu te souviens de 2004 ?

— Bien sûr.

— J’ai un remake dans les pattes. Ça urge, soit très discret. J’ai un nom : Ahmad Likun. Bordeaux, Dubaï, Djibouti. Aucun contact avant mon prochain appel. Et, trouve-moi qui tu sais. Où qu’il soit.

— Je préviens ton père ?

— Non, personne à part lui. Et, fais vite.

— Tu veux pas que je descende ?

— Surtout pas. Je veux une discrétion absolue. La tête d’Henry est mise à prix et c’est moi son joker.

— Putain de merde, Cécile, laisse-le crever.

— On réglera ça plus tard. Pour l’heure, fais ce que je te dis et, surtout, trouve notre homme.

— Je m’y mets tout de suite.

— Frankie ! Sans lui, nous perdons. Personne ne doit savoir, c’est bien compris ?

— C’est comme si c’était fait boss. Tu peux compter sur moi.

— Je sais.

Cécile resta un long moment à regarder les quais de la Garonne. Les mains posées sur le volant, elle pensait à sa position. Quitter la maison Delvoye, lâcher ses clients et partenaires avait un prix. Le retour de bâton était aussi violent et rapide qu’un boomerang. Maintenant, face à tout ça, elle était seule. Merde, merde et merde ! finit-elle par hurler en assommant le volant. Deux mois qu’elle a abdiqué et la voilà obligée de reprendre la main. Non, mais je rêve ! Elle fit l’inventaire de tout ce qu’elle savait de cette vermine de Likun. Elle devait déjà être surveillée. Machinalement, elle observa les alentours. Entre panique et colère, elle pensa à Line, à Iturria, leur maison de Saint Jean de Luz, à Winston… comment gérer le problème ? Le problème ? Mais, il était loin, le problème.

Cécile fut submergée par des images d’Afrique, de Djibouti, de Portland, elle avait un goût de souffre dans la bouche, et des cliquetis d’armes percutaient ses neurones comme autant d’avertissements. La partie se jouait en plein territoire africain. Cécile sortit de la voiture, s’approcha du quai et retira ses chaussures. Respirant calmement, elle se sentit portée loin de Bordeaux, loin du fleuve, loin de France. L’image d’un visage cramoisi, mangé par une barbe hirsute, au regard dur, sauvage, fou, s’imposa. C’était Likun. Elle avait parfois des flashs puissants, imposants et réalistes qui ne la trompaient jamais. C’était lui qu’elle devait affronter, elle le savait. Au-delà de l’image, des impressions fortes et spécifiques la mettaient sur la voie. Cécile accusa le coup et se laissa imprégner par les images, traverser par les odeurs, envahir par les sons. Debout face à la Garonne, Cécile s’abandonnait, bercée par le mouvement de l’eau, les bras le long du corps, aussi rigide et souple que le roseau. Respirant à peine, elle se laissait porter par le courant de ses sensations. Likun n’était pas en France mais en Somalie, à Puntland pour être précis, en prise avec des problèmes bien plus graves qu’une cargaison d’art. Elle avait donc une longueur d’avance sur lui. Mais, à proximité, une femme l’épiait, Cécile pouvait la sentir, elle pouvait la voir. À quelques dizaines de mètres de Cécile, elle l’observait aux jumelles depuis sa voiture — une africaine, une combattante, une tueuse. D’Auvilliers la rejoignait, accompagné d’Henry. Combien étaient-ils vraiment ? Peu, très peu pour l’instant. Elle était sur son terrain et devait prendre l’avantage, monter un coup. C’était maintenant. Cécile reprit ses esprits plus apaisée que jamais. Elle retourna à sa corvette et appela Winston. Il ne décrocha pas. Elle laissa un message laconique stipulant de la rejoindre chez Guillem. »

Dix mois d’écriture avant d’entrer dans le vif du sujet

quais de la Garonne
"Elle avait parfois des flashs puissants, imposants et réalistes qui ne la trompaient jamais. C’était lui qu’elle devait affronter, elle le savait."

Plus j’avance dans mon roman, et plus je m’aperçois que je ne connais pas mon héroïne, Line, la fille de Cécile. C’est normal, au fond, puisque j’ai le projet d’écrire un premier roman sur son enfance. Je rêve de créer une héroïne que les lecteurs auront appris à connaître, et d’enchaîner sous forme de BD sur sa vie d’adulte, la vie d’une super-héroïne. Donc, s’attacher à Cécile, la mère, percer le secret de ses origines, c’est bien ma première mission. Et, parallèlement, je forge la personnalité de sa fille, Line d’Haranguier. Line est une future héroïne ! La scène que je vous ai partagée est importante pour moi. Elle assoie la puissance de la mère et définit son rôle majeur pour l’histoire, pour moi, et pour le lecteur. C’est la cloche du départ, le signe que je démarre vraiment le récit. Après dix mois d’écriture, je savoure le moment. Je peux enfin entrer dans le vif du sujet : la nature des superpouvoirs de mes personnages.

L’écriture de l’histoire bascule vers l’écriture du récit

visions
"Respirant calmement, elle se sentit portée loin de Bordeaux, loin du fleuve, loin de France. L’image d’un visage cramoisi, mangé par une barbe hirsute, au regard dur, sauvage, fou, s’imposa. C’était Likun."

J’ai aussi voulu vous partager cette scène car c’est là que j’ai compris que j’arrivais à un tournant. À ma façon d’aborder mes séances d’écriture. En effet, quand j’ai improvisé l’arrivée d’Émile d’Auvilliers (mes séances sont uniquement dédiées à l’improvisation), j’ai fait un encart, comme j’ai écrit en marge :  « qu’est-ce qu’il a en tête ? ». Mes séances d’écriture intègrent désormais deux dimensions. J’ai écrit tout ce qui s’était passé et que Cécile ignore. Au lieu de rester plongée dans le rôle du narrateur, j’ai pris de la hauteur et basculé dans le rôle… de l’auteur. De l’histoire, je suis passée au récit. Logique, me direz-vous. Croyez-le ou non, l’exercice n’est pas aussi évident qu’il y paraît. Personnellement, pour en arriver là, j’ai dû instaurer une habitude, l’ancrer à ma vie, en introduisant un espace-temps immuable et sacré, dédié au « rôle de l’écrivain » pour guider mon inconscient. Aujourd’hui, ce rôle m’habite suffisamment pour élargir l’espace sacré. Je n’ai plus besoin de démarquer les rôles.