L’enfant des forêts

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Les guerrières de Timika

Mia était accroupie entre deux buissons de ronces, le regard concentré sur les feuilles mortes grouillant de vie. Elle avait repéré le mouvement d’un campagnol et surpris une colonie de fourmis passant à proximité du trou où l’animal se volatilisa.

La file ininterrompue, bien que microscopique, lui rappelait le jour où sa grand-mère, la mère de sa mère, avait parlé à une colonne de guerrières qui traçaient leur ligne de front sur le sentier dont ils se servaient chaque jour pour sortir du village.

Timika leur parla si doucement, si gentiment, pour les prévenir d’éviter les dangers de ce chemin-là, que Mia était restée les observer, des heures durant, réorganiser leurs mouvements pour changer de trajectoire. Chez elle, les fourmis étaient bien plus impressionnantes.

Celles-ci étaient si petites, presque invisibles, que Mia se demandait comment leur parler. Une fascination mêlée d’une traînante et évasive nostalgie s’empara de son désir de vivre.

Les enfantillages du vent

Dans ce territoire étrange, où la froideur de l’air avait quelque chose de spectral, elle se sentait complètement abandonnée. L’esprit de la forêt qui l’avait vu naître, cet esprit qu’elle avait appris à écouter, à qui elle se fiait en toutes circonstances, et dont dépendait la survie de tous, s’était effacé devant le brouillard des nuits.

Mia se heurtait désormais aux tourments de l’air qui n’en faisait qu’à sa tête. Et cette nouveauté l’effrayait. Chaque matin, la forêt s’éveillait au rythme d’un soleil envahissant, qui pénétrait sous les arbres, aussi agité qu’un singe. Chez elle, jamais la forêt n’aurait accepté ses caprices. Mia soupçonnait la complicité de l’air.

Aussi volage qu’un oiseau, aussi folâtre qu’un papillon, si frêle et léger, il n’obéissait pas à la forêt. Malgré tout, Mia prêtait attention à cet enfant indiscipliné, dont les humeurs changeantes provoquaient les brumes ensorceleuses. Mia s’était mise à épier le vent, différencier chaque son qu’il soulevait de terre.

Et lorsqu’il sautait de branche en branche, elle osait jouer avec lui. Le vent était devenu son ami. Mia sentait à la fois la tristesse de son cœur abandonné dans ses larmes nocturnes, et une pleine envie de vivre, d’explorer ce nouveau monde. Tout y était chétif, nu, pâle même, et plus vide que jamais. La vie naissait plus craintivement ici.

Les puissances évanouies

Chez elle, la forêt commandait. Si puissante, qu’elle pouvait écraser n’importe quel être à tout instant ! Il était obligatoire de lui demander son avis. Sinon, tu te faisais engloutir. Apaiser le vent et soumettre le soleil, voilà de quoi les arbres étaient capables chez elle !

Ici, cette force invincible n’existait plus et Mia se sentait vulnérable. Elle regardait le petit trou, imaginant, enfoncé dans la terre, le nid de l’animal ; reconstituant les galeries qui menaient jusqu’à lui. Qu’avait-il dit aux fourmis pour qu’elles contournent le chemin d’accès à sa maison ? Mia ne connaissait pas le langage de cette forêt-là.

À sept ans, elle devait apprendre de nouveaux langages. Encore. Sa mère avait passé son temps à lui faire apprendre des langues, le brésiliens, le serbe et l’anglais, en amenant au village de jeunes étudiantes qui s’installaient plusieurs mois durant pour lui apprendre la parole des autres peuples.

Aujourd’hui, arrachée à sa vie depuis si peu de temps, Mia insensibilisait sa peine à l’observation des insectes. Baka la laissait ainsi des heures se vider la tête pour l’emplir de questions nouvelles.

Amazônia, um mundo irreal, feito de águas sombrias, de ramagem intricada e selvática, crédito: Viramundo e Mundovirado

— Mia, souffla Linika à quelques pas de la petite occupée à observer le va et vient des fourmis. Veux-tu venir cueillir des myrtilles avec moi ?

— Qu’est-ce que c’est des myrtilles ?

— C’est comme de l’açaï

— On pourrait en faire du jus ?

— Oui, ou une tarte, et c’est ce que nous allons faire.

— Comment sais-tu qu’il y a des…

—Des myrtilles. J’en ai repéré…

— Je n’ai pas envie d’y aller.

— Tu as peur ?

— Oui, tout me fait peur ici. Tout est différent. Ça ne ressemble pas à ma forêt. Je crois qu’il y a beaucoup de fantômes, ici.

— C’est possible. Mais, ensemble, nous apprendrons à les connaître et à nous en faire des amis.

— Comme le faisait mon grand-père ?

— Pas forcément, nous n’avons pas besoin d’aller les voir chez eux. Nous pourrions juste leur faire signe, leur faire comprendre qu’on ne les dérangera pas. Et je te promets qu’ils nous laisseront vivre tranquilles.

— Baka, je ne veux pas vivre ici.

— Mia, ma douce, ce n’est que provisoire. Je te promets que nous ne resterons pas longtemps ici.

— Promis ?

— C’est promis ma douce.

Les myrtilles se cachaient derrière des lierres d’une telle envergure qu’il fallait avoir l’œil aguerri pour les découvrir. Finalement, Mia entra dans sa nouvelle demeure avec moins de tristesse qu’à son arrivée. Les hommes qui les avaient conduites jusqu’ici reviendraient demain avec du matériel, pour réparer cette vieille maison perdue dans cette forêt inconnue, qui ne ressemblait en rien à celle qu’elle avait quittée si précipitamment. Ni singe, ni tapir, ni sumauma gigantesque dont les contreforts protégeaient tout le village. Mia était seule, complètement seule. Elle avait rarement vu sa mère mais, cette fois, elle comprenait qu’elle ne la reverrait peut-être jamais. Le plus dur était d’avoir quitté tout ce à quoi elle se raccrochait depuis sa naissance. À sept ans, Mia n’avait plus aucune attache.

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