Le Rencard de la bête

Haria s’enfonçait plus profondément dans les ruelles sombres du quartier de Mélopol. Espace labyrinthique du vieux centre, il formait une poche bien délimitée. Au sud par ses passages malfamés et à l’est par les quais ensemencés de caisses, où il s’y jetait littéralement comme pour échapper au reste de la cité.

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Bonjour tout le monde ! J’espère que vous prendrez autant de plaisir à lire cette petite nouvelle que j’ai eu à l’écrire. Vous y trouverez du suspense, de l’amour et un soupçon de violence. À déguster sur le pouce en moins de 20 minutes chrono !

INSTINCT

Vers qui se dirigeait-elle ainsi ?
"J'ai voulu représenter l'oppression de la ville et du quartier de Mélopol, pour qu'Haria y soit comme engloutie." Julien Leroux

Haria s’enfonçait plus profondément dans les ruelles sombres du quartier de Mélopol. Espace labyrinthique du vieux centre, il formait une poche bien délimitée. Au sud par ses passages malfamés et à l’est par les quais ensemencés de caisses, où il s’y jetait littéralement comme pour échapper au reste de la cité.

Mélopol était l’âme fiévreuse de la ville de Léopoldo. Haria savait qu’il n’était pas sage d’y pénétrer. Depuis son plus jeune âge, Mélopol était l’objet de sombres mises en garde et d’oracles sibyllins.

Elle s’était pourtant promis de ne pas aller jusque-là, de ne pas même aller où que ce soit avec lui. Au mieux, s’amuser, au pire, s’en laver les mains ! Ça lui aurait fait du bien de suivre cet adage.Mais son côté fouineuse de cervelle avait encore eu le dessus. Il lui semblait qu’elle réglait ici un problème à elle. Un de ceux qui mijotent au fond du cerveau, et dont on voudrait terminer la cuisson. Pour le manger et grandir.

Haria atteignait la rue des Dames lorsqu’elle cessa d’y réfléchir. Les sens en éveil, elle misait sur son instinct pour déceler les prédateurs ‒ un intrus, lointain ou proche, susceptible de la détecter. Cette aptitude naturelle et sûre s’était développée à la campagne, lors des promenades qu’elle s’obligeait, enfant, à accomplir au crépuscule. Elle apprenait de l’invisible à se détourner des dangers.

Alors pourquoi éprouvait-elle le besoin de batifoler avec cet homme dont la situation délicate l’écœurait ? Mais qu’avait-il besoin, aussi, d’insister ? Ne retournait-il pas la situation en sous-entendus trompeurs sur ses envies inassouvies ‒ de prétendus appétits qu’elle ne s’avouerait pas ? L’indélicatesse du personnage ! Haria était justement très à cheval sur ses positions et n’éprouvait nul besoin de répondre aux tentations sournoises orchestrées par une société consumériste ! Quelle société faisait croire à un troupeau de bêtes qu’il avait besoin d’assouvir ses appétences sexuelles ? Le caractère inévitable de l’envie inassouvie, bien-sûr !

Malgré tous ses efforts, Haria se retrouvait encore une fois confrontée à ce discours sournois, anachronique mais permanent, comme forgé dans le roc. Et ceux qui rampent en font leur bave. Ah ! De besoins, on en avale à tous les repas ! Du simple tas de coupons publicitaires aux plus complexes évidences amoureuses ! L’embrouillamini le plus complet invite les sociétés de marketing à exploiter toute la gamme du désir. Soif d’amour, de reconnaissance, l’essentiel qui rend fou ! Elle en était là de son agitation fiévreuse, lorsqu’elle sentit une présence sur sa gauche ; elle abordait le tournant de la ruelle.

Le piège sans surprise d’une tragédie romantique

Ralentissant, Haria adopta une attitude détendue et concentrée, le temps d’anticiper de possibles points d’impact. Vers qui se dirigeait-elle ainsi ? Elle distingua quelques voix étouffées, plutôt guillerettes, un rire fluet. Rien de menaçant, en somme. Elle assura son pas et osa un regard détaché à hauteur du croisement mal éclairé. De jeunes garçons se donnaient l’accolade en échangeant quelque substance illicite. Mais des silhouettes imposantes s’approchaient du groupe. Elles forçaient l’allure et les jeunes détalèrent aussi sec dans sa direction. Haria eut juste le temps de bifurquer sur sa droite.

Cachée dans un renfoncement de porte, elle se fondait, discrète, dans la pénombre de l’impasse. La voilà la bête coincée dans un cul de sac. Mais son cœur n’était pas affolé. Tandis que le bruit des galops s’échappait de leur course feutrée, Haria se demandait plus que jamais, pourquoi ce rencard dans un bar animé du vieux quartier ? Pour se fourrer dans les problèmes ? En réalité, Haria savait très bien pourquoi. Ici, personne ne pouvait le reconnaître et le trahir. Elle avait donc accepté. Pour éprouver le frisson du rendez-vous romantique.

Haria n’avait pas refusé toutes ses avances et il avait trouvé son point faible. Elle se sentait si faible ! En fait, comme la plupart des humains qui l’entouraient, Haria manquait d’assurance et se bourrait d’incertitudes. Elle faisait partie de la minorité d’inadaptés qui trouve dans l’art un exutoire à la folie. Certes, elle n’associait plus la drogue à sa tactique de survie, ayant suffisamment pâti de tout cela pour s’en vouloir sortir. Oh, elle avait très peu goûté aux substances dangereuses ! Un tronçon de sa vie avait traversé le shit et exploré les univers déformés du champignon ; elle avait même circulé dans l’invraisemblable monde noir de la consommation de synthèse ! Il est vrai qu’elle avait eut la curiosité d’expérimenter les pilules du bonheur ‒ une autre façon d’avilir la nature de ses gènes.

Rahan avait vite compris qu’au-delà de ses anciennes dépendances, en deçà de sa vie de femme affranchie de toute âpreté, lui restait, de temps en temps, l’envie furieuse de se laisser glisser hors de sa nouvelle liberté qui, au fond,  bafouait son amour fou, sa passion insolente, sa fureur d’être. Rahan l’avait appâtée par un petit matin d’été avec son bout de suc marron. Surprise, ravie, minaudant, elle avait cédé gentiment. Aujourd’hui, elle appréciait ces moments d’intimité que seuls fumées et contes savent combler d’une amitié simple.

Puis, la complexité des sentiments s’insinua et ils consentirent à ce qu’elle convenait parfois avec des garçons. Comme toujours, dans ces cas-là, Haria n’en tira aucun plaisir. Un arrière-goût de regret même, se mêlait au dédain que lui inspirait une parade sexuelle déliée d’amour fou, passionnel, éternel ! C’est qu’elle n’y pouvait pas grand-chose, elle manquait de légèreté. Accrochée au voile déchiré de l’enfance, Haria s’efforçait de le recoudre.

Maintenant, à chacune de leur rencontre, elle partait dans des tirades interminables sur l’inutilité de leurs tête-à-tête. Dans ce jeu d’égos, Haria et Rahan trouvaient tout de même leur équilibre. L’amitié leur faisait du bien. Un bonheur court se forme, une bulle sécurisante au cœur du tumulte quotidien. Alors, pourquoi bousculer ces habitudes tranquilles, ces parenthèses secrètes de modestie et prendre soudain rendez-vous dans un monde chargé de drames ?

COLÈRE

Les prédateurs noctunes frappent les âmes blessées

Haria reconnut la bande des poursuivants, par leur façon de se déplacer et les intonations lourdes qui sortaient de leur gouaille. Elle retenait son souffle, la mâchoire crispée et les muscles tendus. À l’affût de la plus petite proie ‒ et elle était bien placée pour en être ‒ Haria les sentait capables de la détecter. Sa détermination évinça toute tergiversation pour concentrer son esprit sur sa position. Le piège était grossier. Elle rentra son bras gauche en arrière, tâtant du bout des doigts le bouton de porte sur laquelle elle s’adossait. Elle l’enclencha doucement sans parvenir à entrer.

Elle entendit toutefois un bruit, quelqu’un à l’intérieur peut-être. Attentive, elle réitéra son mouvement de clenche avec plus de douceur encore, comme si elle envoyait un message en morse pour qui l’écouterait derrière. « Ouvrez-moi », souffla-t-elle, insistant à mesure que quatre hommes s’infiltraient dans le noir qui la couvrait.

‒ Mais oui ! lança l’un d’eux en tendant le cou. C’est une poule égarée qu’on a dégauchée !

‒ On la sent à des kilomètres !

‒ On s’refait, au final ! On gagne à s’la mettre au bout, celle-là.

‒ Salut ma jolie, tu t’es cassée ?

‒ Ah ! Ah ! Ah ! Ah !

Leurs aboiements hilares l’enrageaient. Mais son attention restait fixée sur la clenche. Elle la tournait sans s’exciter sur le mécanisme, persuadée qu’il y avait quelqu’un derrière. Ne pas se retourner vers cette satanée porte était le seul moyen de s’en sortir. Ne pas succomber à l’envie frénétique de la défoncer à coup de pieds. Si elle leur tournait le dos, elle était foutue.

‒ Allez, viens ma cocotte ! On va t’ reconduire.

‒ T’as d’la choune qu’on t’dégotte là !

Ils s’étaient rapprochés. Si prêts qu’Haria se retrouvait asphyxiée par leur haleine chargée. L’un d’eux finit par lui accrocher le bras et l’attira violemment dans le cercle étroit qu’ils formaient à eux quatre.

Haria se débrouillait toujours pour ne pas attirer les charognards autour d’elle, d’une chaloupée ou d’un regard en biais, elle les défiait de loin, même de très loin parfois, pour qu’ils se désintéressent et dévient. Préoccupée par ses incertitudes, assurée qu’elle était de se faire mener en belle, cette fois-ci, elle s’était fait piéger. Bousculée, pressée, tentant de ne pas trop mouliner des bras et exciter les ravageurs, Haria avait deux choix : la porte ou la rue. Ils étaient serrés en bloc, à se bousculer torse contre torse autour d’elle, lui écrasant jusqu’à la plus petite partie de son corps pour en tirer le plus gros morceau.

Haria s’aidait de toutes ses forces pour ne pas tomber, s’aveuglant dans la nuit afin de percer la brèche par où détaler. Elle perdait du terrain sous les coups. Les intrusions de la meute se faisaient plus blessantes ; leur acharnement finirait par payer. Elle sentait qu’ils allaient gagner quand une lueur infime la fit se tordre les cervicales. C’était une fente colorée, un bâton de braise, la porte entrebâillée ! De ce côté-ci du piège la pierre était fendue. Elle se contorsionna pour l’ouvrir un peu plus, jouant des épaules tout en attirant ses bras plus au-devant d’elle.

Quand Haria sentit le mouvement de leur masse se recaler sur l’arrière, elle sut que c’était maintenant ou jamais. Elle baissa férocement la tête vers les genoux, dégagea son bassin pour pivoter et fuir à reculons comme un boulet en direction de la porte, qu’elle défonça de son dos courbé. À peine atterrissait-elle lourdement sur les fesses, qu’elle vit s’engouffrer les visages hideux de ces sales bêtes. Un corps noir et puissant lui barra cette vision d’horreur ; des cris, des râles, des bruits de lutte emplirent l’espace confiné d’un corridor, juste au dessus de sa tête la guerre faisait rage.

Derrière le trou de la souris l’obscurité persiste

Immédiatement, Haria glissa vers le fond en s’aidant de ses pieds, de ses mains, en s’esquintant le dos, telle une limace blessée propulsée dans une course éperdue. La porte claqua. Les assaillants en tapaient rageusement le battant, vociférant leurs menaces immondes. Les verrous se déplièrent d’un coup sec, et la clameur mourut. Mais le sauveur, dans l’ombre, attendait que le tonnerre cesse. Immobile, l’oreille collée au bois, son crâne, garni d’une chevelure hirsute restait caché derrière de larges épaules rondes. La bande d’aliénés finit par se perdre en invectives gazeuses. Il lui semblait qu’elle bavait sur la perte lamentable de leur prise.

Haria se recroquevilla contre le mur du fond, scrutant l’obscurité saturée de la respiration rauque de l’homme.

‒ J’les connais ces salauds, y reviendront me faire chier. Mais c’est des lâches. Reviendront pas ce soir.

Il grommelait en pénétrant dans la seule pièce éclairée d’une télévision. Une lumière clignotante s’en échappait jusqu’au couloir où Haria se terrait. Elle n’avait pas bougé. Groggy, déracinée, elle n’osait penser à ce qui venait d’arriver, et encore moins à ce qui pouvait advenir désormais.

Il revint tout aussitôt, un verre à la main, grommelant toujours. Haria perçut une masse informe et ténébreuse qu’un éclat dansant s’amusait à parcourir sans en révéler les contours. Changeante et chaotique, elle semblait s’être échappée d’un centre qui absorbait toute l’énergie des lieux. Le liquide que contenait le verre scintillait comme un point de mire qui se reflétait sur l’ombre charbonneuse de cet homme, comme s’il était la cible d’un tireur embusqué. Cette hypotypose lui arracha un sourire cynique et lui permit de respirer plus facilement.

‒ Tiens, bois ça, j’l’ai tirée du robinet. Et attend un peu avant de te défiler, y guettent peut-être.

Haria prit machinalement le verre d’eau, sans rien voir, sans penser à se lever, à rentrer. Sa main trembla. Ses doigts glissaient sur le verre qu’elle refusait de porter à ses lèvres, elle n’en avait pas envie. Elle était secouée. En fait, elle tremblait de l’intérieur. Surprise, elle se focalisa sur son état.

‒ Rien de cassé, au moins ?

Pas de réponse. Il lui reprit le verre et proposa de l’aider à bouger. Haria secoua nerveusement la tête.

‒ Bon, fit-il simplement, la plantant là pour retourner à sa télé qui retrouva la parole. Au bout d’un long moment, Haria capta que c’était un western. Le bruit des galops et des coups de feu ne l’avaient pas frappée jusqu’à ce qu’elle s’en rende compte. 

Un cowboy égaré clapit au fond du corridor

Elle sentit son petit sac toujours accroché sur le dos. Alors, avec une lenteur infinie, elle en dégagea les bretelles et sortit son portable. Rahan répondit à la première sonnerie.

‒ Bah t’es où ? Tu te dégonfles ?

‒ Écoute, je suis piégée dans ton foutu quartier. Viens me chercher. Monsieur ! Donnez-moi l’adresse d’ici s’il vous plaît !

Haria l’entendit se soulever du sofa, comme pris dans un duel, à grand renfort de grincements. Il s’encastra finalement dans la lumière et projeta son ombre sur elle. L’homme mâchouillait quelque chose de craquant. Il émit un bruit sourd qui semblait dire « qu’est-ce t’as ? ».

‒ L’adresse d’ici, répéta-t-elle prosaïquement.

‒ Mu hum…

Déglutissant, il semblait hésiter, intrigué peut-être. Il l’observait, livré à la question. Haria, coupée de toute réalité dans l’obscurité, l’imaginait seulement. Elle attendit sa réponse, comme absente, son portable plaqué sur l’oreille.

‒ Deux, impasse Licorne, près de la rue aux oubliettes. Il y eut un blanc au bout du fil, Rahan retenait certainement les mots qui lui mouillaient le palais.

Haria attendit dans l’ombre. Retourné à son film, l’homme ne l’avait pressée d’aucune question. Elle supposa qu’il attendait aussi la suite. Mais il lançait des soupirs excédés sans qu’elle pu deviner pourquoi.

Rahan arriva dare-dare. Il n’avait pas encore cogné à la porte que le sauveur bondît de son canapé comme s’il était simplement posé sur le rebord d’un des bras. Il se posta avec une rapidité de militaire contre le judas de l’entrée. Lorsque Rahan frappa, l’homme dit à voix basse : « Blond, les cheveux en bataille, blouson en cuir clair. » Haria était une grande fille noire au crâne rasé. Elle répondit « oui ». Alors, d’un geste mécanique et rapide, il actionna les verrous en faisant le plus de bruit possible.

Mais son élan s’arrêta là. Il dit simplement « elle est au fond du couloir », et s’en revint au salon, laissant la porte ouverte et Rahan sur le seuil. La télévision se tut et une lumière jaune barra le couloir. Rahan pu découvrir Haria qui faisait un effort pour se lever. Sonné, il hésitait sur la marche à suivre.

‒ Ça va ? murmura-t-il à l’adresse d’Haria. Elle, se levant avec difficulté, s’accrochait aux murs. Lui, n’osant la rejoindre avant qu’elle ne lui parle, s’approchait tout de même, circonspect, quand un cliquetis sonore retentit. Ils se figèrent tous deux, agrippés l’un à l’autre au blanc de leurs yeux. Caché dans la pièce éclairée, l’homme exprima d’une voix haute et puissante cette singulière pensée : « Ces branleurs ! Savent pas qu’ça résonne à en crever l’tympan, hein ? Cette pétarade c’est du pipo ! Quand on tire ça explose ! Ça bruite comme la mort, mes couillons ! »

PURGE

L’amour naît aux abords du précipice

Son ombre revint à contre-jour avaler Haria et Rahan. Ils s’étaient rapprochés l’un de l’autre et pensaient partir à l’instant par l’ouverture béante de ce corridor. C’était sans compter sur notre locataire, dont la silhouette se découpait sur les lueurs dansantes : il brandissait une arme en une posture triomphante.

‒ S’ils reviennent, ils comprendront ce que c’est qu’un coup de revolver. C’est pas dans les westerns ! Pas vrai ma fille ? Et toi, le blondinet, t’as déjà goûté aux délices d’une bonne détonation ? Haria s’était ressaisie. Se redressant sur son séant, elle était bien décidée à moucher son farouche défenseur.

‒ C’est heureux que vous n’ayez pas sorti votre pétoire ! Les voisins n’auraient pas bougé le petit doigt, même si j’avais grouiné comme une truie qu’on égorge. Alors que vous, sans un bruit, vous avez fait preuve d’une efficacité redoutable, digne d’un escadron. Je dois vous remercier pour ça.

Gonflée d’orgueil, la silhouette imposante s’avança encore d’un pas. Rabaissant son bras vengeur, il paraissait plus menaçant encore.

‒ C’est bon fillette, casse-toi d’ici et revient plus traîner dans l’coin, t’en perdrais les oreilles ! T’es pas d’Mélopol ! T’as rien à foutre aux oubliettes !

Un silence de mort suivit sa tirade, dégommée avec une telle rage qu’elle s’acheva par des intonations nasillardes et tremblotantes. Tout son corps palpitait de fureur. Un mutisme angoissé s’empara d’Haria. Au bord de l’hystérie, elle se cramponna aux doigts de Rahan. Jamais, depuis leur rencontre, ils n’avaient eu l’envie de se tenir la main. Elle s’étonna presque que cette pensée l’effleure alors que la colère et la peur lui paralysaient le cerveau. Mais rien n’existait plus que ce lien distant ‒ contrenature ‒ qui se tissait entre eux et se synchronisait, coordonnait une action sans concertation : échapper au pire, dévier le danger qui les empêchait de fuir, ne pas mourir. Cette nécessité les obligeait à ne faire qu’un.

Rahan sentait la main crispée d’Haria trembler. Du bout de ses doigts engourdis, il répondit à ses muettes imprécations, lui certifiant de réagir en conséquence. Il avait déjà son idée quand l’homme, figé jusque-là, dévisageant Haria de ses yeux fous, radoucit sa face par un rictus complaisant, une sorte de sourire linéaire, une grimace édifiante de bonhomie en croisant le regard de Rahan.

‒ T’es pas du quartier, toi non plus, pas vrai !? J’te vois pas crécher dans l’coin, ajouta-t-il mielleux.

Il était nonchalamment accoudé contre le chambranle de la porte, dans la posture du voisin amical qui s’appuie sur sa bêche au coin de son portail. Faire un brin de causette. Mais l’air incisif de ses pupilles assurait du contraire.

L’homme appuyait un poing sur sa cuisse, et marquait de l’autre sa plus belle possession. Le canon abdiquant provisoirement vers le sol.

‒ J’ai idée qu’t’es là pour éviter d’cloquer des connaissances, articula-t-il sournoisement, délayant le filet de sa bouche en une courbe lunaire.

L’homme bougeait les extrémités de ses lèvres en attendant la riposte. Une réplique en guise de prolongation. Rahan se devait de retourner le jeu en sa faveur. La partie était entamée, entre Haria et son mastodonte hideux, dégoulinant de satisfaction, prêt à mordre sous ses airs de repos.

‒ Je suis en territoire vierge, balança-t-il avant de s’en mordre la langue. Je m’appelle Rahan, reprit-il en guise de rattrapage, j’ai mes raisons, c’est vrai.

‒ Et j’la connais, j’la renifle ton histoire. Y a pas mieux qu’ici pour élaguer la concurrence. C’est la purge ! Et toi tu viens là en t’disant : « ici y a personne à dégager, pas de parasites en vue ! » C’est sûr. Chez nous on coupe, on taille en pièces.

Et voilà qu’il repartait à se marrer grassement.

 ‒ Vous êtes élagueur ?

‒ Qu’est-ce ça te fait de savoir ?

‒ Vous savez pourquoi on élague les arbres ?

‒ Chuis du métier depuis mes 14 ans, mon couillon. Y a un temps que c’était pas aussi brutal. Y a bien une époque on soignait. Maintenant, on charcute, on fait des ablations. Aujourd’hui, si tu veux savoir, on veut pas les voir grandir les vieux arbres, on les abat comme des chiens ou on leur coupe les couilles ! répondit-il d’une traite, se redressant d’une légère secousse d’enthousiasme.

‒ Exact ! l’engagea Rahan en imitant son subtil mouvement d’épaule qui lui conférait un air dégagé. Imaginez des arbres gigantesques, dont la majesté écraserait notre orgueil. C’est de la rage. On a toujours peur qu’ils nous dépassent !

‒ C’est bien possible. Y a pas un seul arbre à Mélopol qu’a pas une tronche de champignon.

L’homme médita un instant. Puis, sans un mot de trop, il s’effilocha. D’abord, ses clavicules s’affaissèrent obstinément. Ensuite, ses yeux dilatés plongèrent dans le vide comme des ballons crevés, et de microscopiques bulles salivaires perlèrent sur ses lèvres.

Rahan serrait toujours la main d’Haria lorsqu’ils quittèrent l’endroit. Le moment était venu de prendre congé.

Ils louvoyaient dans les rues malfamées de Mélopol, jusqu’aux quais où s’enfonçaient des couloirs de conteneurs. Haria s’adossa à l’un d’eux et demanda pourquoi il lui avait donné rendez-vous là. Rahan la souleva à quelques pas du sol et ne songea pas à répondre. Elle s’accrocha aux poignées de la boîte. Il lui offrait ce qu’elle avait dénigré jusqu’alors, s’insinuant avec une certaine douceur au plus profond de ses doutes. Mais le besoin de savoir ne se contenta pas du plaisir reçu. S’étant acquittée du plaisir partagé, Haria s’échappa de l’étreinte et reprit la question.

‒ Tu peux bien me l’avouer, tu avais quelqu’un à y voir, en passant ?

Rahan finit par réagir en articulant nettement. « C’est justement le contraire ! Pour se voir quelque part, je ne pouvais pas prendre le risque nous faire repérer. » Par qui ? Par une personne qui me reconnaîtrait. C’est le lot d’un homme marié, quand même ! Haria sourit. Quelle ironie ! Quelle leçon ! Haria devait bien goûter aux conséquences de ses choix. En prendrait-elle la mesure ?

Parfois, elle revit Rahan. Ils discutaient quelques minutes de ce qu’ils faisaient de leur vie. Mais, nul besoin de parler de cette liberté gagnée, par une nuit volée dans les affres de la réalité suspendue.

Comment créer des personnages vivants

Dans ce podcast je vous délivre les pistes essentielles pour créer des personnages vivants et pour vous sentir qualifié pour traiter votre sujet. Car il vous tient au-delà, bien souvent, de ce que vous n’auriez jamais imaginé.

Donnez vie à vos personnages ! 

Le regard des autres…

Créer un personnage n’est pas un casse-tête. Entre la caricature apparente (lui attribuer un, voire deux traits dominants) et la complexité réelle d’un être humain, le personnage que vous créez se définit lui-même, avant toute chose, par ses actions et surtout par le regard que les autres lui portent.

L’incarnation de votre protagoniste tient en réalité à peu de choses : s’il est vivant aux yeux des personnages qui l’entourent, il le sera inévitablement à vos yeux et à ceux des lecteurs.

fait de votre héros un être humain

Voilà le grand secret de la vie d’un être social. Le regard de l’autre est une fenêtre ouverte sur la cour intérieure de votre héros. Si vous comprenez que le regard de l’autre fait de votre héros un être humain, vous avez tout compris !

Bien-sûr, il vous faudra dessiner le portrait, un portrait dont les yeux dévoileront ce qu’il y a de plus caché.

Inventez-lui ses attaches profondes (ses blessures, ses relations voilées, ses désirs inassouvis, etc.). Puis, donnez-lui une enveloppe sociale à travers ce que les autres lui renvoient (pensées et jugements sur ses actions, réactions sur ses paroles, dialogues sur les événements auxquels il prend part…).

Il est chargé de VOUS sauver !

Ensuite, sachez que le héros incarne en réalité l’idée de départ, cette idée qui vous pousse à écrire votre histoire. C’est un message dont votre protagoniste est le porteur privilégié. De ce fait, l’idée de départ devient un problème qui trouve sa solution. Elle mène donc quelque part, elle ouvre le chemin vers une résolution que le héros est chargé de trouver. C’est le parcours du héros.

En clair, la fonction première du héros est de résoudre NOTRE problème à nous, auteur.

Écrivez au-delà de l’imaginable

Dans ce podcast, je vous délivre les pistes essentielles pour créer des personnages vivants, et pour vous sentir qualifié pour traiter votre sujet. Car il vous tient, bien souvent, au-delà de ce que vous n’auriez jamais imaginé.

Écoutez ce podcast avec attention et vous comprendrez comme vous êtes qualifié pour créer le héros dont vous rêvez.

Envoyez vos commentaires ! Lancez vos questions, que je vous apporte tout ce qui vous manque dans l’écriture avide de votre roman, de votre nouvelle ou de votre histoire.

À très vite, Alice

Produire plus : les leçons du Docteur Go

Ce matin-là, Alice n’avait pas pu faire ses pensées du matin. Elle avait rendez-vous chez son dentiste. Fière comme un pan, elle lui annonça qu’elle passait au challenge dont il lui serinait les oreilles :

Produire plus pour se connaître soi-même

Ce matin-là, Alice n’avait pas pu faire ses pages du matin. Elle avait rendez-vous chez son dentiste. Fière comme un pan, elle lui annonça qu’elle passait au challenge dont il lui serinait les oreilles : produire plus ! Un article par jour ! Voilà l’objectif qu’elle devait atteindre. « Je tâtonne, mais ça me fait prendre conscience des freins qui m’empêchent d’y parvenir », tempère-t-elle.

Il lui raconta alors sa première vraie urgence : « Un père se présenta à mon cabinet avec son fils, un enfant en souffrance avec une dentition pleine de chicots. Ce père de famille avait été refusé par 16 dentistes avant moi. Pourtant, comme chaque jour, mon agenda était complet. »

« Entrez, je vais trouver une solution, s’entendit-il répondre à l’homme. Je ne serai  pas le dix-septième connard à refuser de soigner votre fils ! » Et le miracle opéra : un trou dans l’emploi du temps s’offrit à eux rapidement.

Se connecter au présent pour faire plier le temps

Le dentiste, appelons-le Docteur Go, tiens. Docteur Go soigna le garçon sans léser aucun de ses patients ! Le rythme de la journée se plia à la situation et tout le monde accompagna le mouvement. « C’est collectivement que les choses se sont arrangées pour faire passer l’urgence, raconta-t-il à Alice. C’est l’histoire de la conscience collective, qui se met en action si on le lui permet. »

Depuis, le Docteur Go prenait toutes les urgences qui frappaient à sa porte. L’idée, expliquait-il, n’est pas tant de s’imposer des objectifs (oui, produire plus) que de s’imposer des contraintes. Un peu dépitée, Alice s’aperçut qu’elle ne savait plus trop ce qu’il avait dit, tout se mélangeait dans sa tête. Elle se souvint qu’il avait évoqué sa journée aux dix-sept urgences, que les rendez-vous s’annulaient, que le temps se pliait aux circonstances…

La surproduction ne peut se passer d’éthique

Ce qu’elle devait retenir de cette histoire ?

Ce n’est pas en voulant gagner de l’argent qu’on parvenait à être bon dans son domaine, mais en adoptant un rythme de travail qui nous pousse au top de notre profession. Un rythme frénétique conviendra très bien, à l’entendre. S’éclater à produire plus, en s’imposant d’audacieuses contraintes, voilà ce que préconisait le Docteur Go.

« Les coups de sonnette retentissent et nous obligent à produire plus. » Ça avait l’air de fonctionner, se dit Alice en elle-même. Tant mieux pour elle. Il ne lui restait que deux leçons. Après, son tour de bouche serait terminé. Pour marcher, les contraintes doivent être sensées, constata Alice. C’est un gage de qualité. On s’adapte à ses propres contraintes en y apposant notre propre éthique. Docteur Go avait bien insisté sur l’importance de l’éthique. Il semblait dire que sans éthique sa méthode serait vouée à l’échec.

Docteur Go, dentiste de province
Chemises à fleurs, couleurs et sourires ! Chez Docteur Go l'éthique rime avec esthétique

« Les résultats ne tardent pas à apparaître, prétendait-t-il. Et l’argent suit forcément, puisqu’on produit plus ! » Reste donc à ne pas se tromper de cible, conclut Alice. Des contraintes dans une démarche éthique, sans tralala ni faux-semblant, était donc l’objectif à se fixer.

Et vous ? Que pensez-vous des conseils du Docteur Go ? Sont-ils judicieux pour Alice ?Parviendra-t-elle ainsi à réaliser ses rêves? Et vous ? Seriez-vous enclin à suivre la voie du « produire plus » en vous imposant les plus téméraires contraintes ?

Réveil survolté sous l’éclipse de lune

Alice était survoltée. Levée à cinq heures du mat, elle trouvait que l’occasion était trop belle pour faire une séance de respiration, respirant en saccades profondes pour se relier à la vie

Les promesses du matin

Alice était survoltée. Levée à cinq heures du mat, elle trouvait que l’occasion était trop belle pour faire une séance de respiration. C’était ainsi qu’elle appelait ses quinze minutes d’immobilité, coincée en tailleur contre son oreiller, respirant en saccades profondes pour se relier à la vie et se réapproprier son âme après une nuit sans songes. Comme tout à chacun, elle ne savait pas de quoi la journée serait faite, mais elle était sûre d’une chose : cette promesse de connexion lui réserverait des surprises.

Le business d’une chef de famille

Alice partit donc tôt, trouvant sur le chemin une véritable éclipse de lune. Elle avait oublié d’emporter les cours de Madrienne. De toute façon, Alice avait peu de temps à leur consacrer. Très peu de temps… Sur quoi pourraient bien porter ses pensées du matin alors qu’elle avait déjà mis son cerveau en branle ? Alice avait écrit deux lettres à deux professeurs pour excuser ses défaillances dans le suivi de la scolarité de son fils. En effet, elle était légèrement dépassée par ses responsabilités de mère et de future chef d’entreprise. Car, il fallait bien l’avouer, éduquer deux enfants et gérer la maison était une petite entreprise en soi. Elle devait admettre qu’elle avait lourdement démissionné de son rôle de chef de famille pour se consacrer au démarrage de son blog et en faire un business.

la clé de l'esprit romancier

Insuffler l’art d’écrire un roman

C’était d’ailleurs pour ça qu’elle s’était payé la formation de Madrienne. Pour voir réellement comment proposer plus tard une formation digne de ce nom et réussir à insuffler chez ceux qui en rêvaient, l’art d’écrire un roman. Le travail à accomplir était tout simplement gigantesque. Madrienne proposait un premier module avant d’entrer dans le vif du sujet pour apprendre à s’organiser et gagner en temps et en productivité. Alice avait passablement passé cette étape. En fait, ce n’était pas tout à fait vrai. Comme dans sa formation initiale, elle avait bûché cette incontournable entrée en matière mais, elle avait eu tendance à en oublier le fin mot de l’histoire. Bref, Alice n’était pas une pro de l’organisation mais elle espérait avoir tiré de ces cours de méthode assez de substance vitale pour s’être constitué une sorte de support énergétique invisible. Elle était peut-être un peu mystique sur les bords, après tout.

Les personnages de vos romans préférés

Comme c’était nouveau de partir si tôt, pour elle comme pour sa fille, elle se doutait que Mélia ne répondrait pas facilement à l’appel du réveil. Elle rentra donc rapidement en prenant un pain au chocolat sur la route. Mélia avait oublié que le réveil s’adressait à elle seule mais, qu’importe, elles arrivèrent à l’heure pour l’école et Alice se repointa au bar. Le défi qu’elle s’était lancée — trente jours, trente textes — exigeait trente réveils matinaux pour coucher sur le papier ses fameuses pensées du matin. Alors, à 8 heures 30, elle n’était plus du tout dans le délire du saut du lit. Tant pis, ce n’était au final que partie remise au lendemain. Elle avait d’ailleurs embarqué ses cours et tomba sur une question intéressante : « Quel type de personnages aimez-vous trouver dans vos histoires préférées ? »

Quel type de personnages aimez-vous trouver dans vos romans préférés ? Ouh là là, cette question ! s’exclama Alice en aparté. Elle avait bien des images qui lui venaient directement en tête, mais comment répondre honnêtement à cette question sans divulguer ses fantasmes ? La suite, très vite…

Les vraies habitudes sont des rituels

Alice sentait qu’elle ne s’en sortirait jamais. Un jour, elle était pleine d’enthousiasme, tandis que le suivant, le sentiment de la défaite emplissait son âme. Elle ne pouvait pas compter sur elle-même

Questions d’habitudes et de paradoxes

Les montagnes russes des sentiments 

Alice sentait qu’elle ne s’en sortirait jamais. Un jour, elle était pleine d’enthousiasme, tandis que le suivant, le sentiment de la défaite emplissait son âme. Elle ne pouvait pas compter sur elle-même, c’était une évidence. Alice devait s’en accommoder. Oh, elle reprenait toujours espoir ! Mais, si sa vie devait continuer ainsi, elle ne verrait jamais le bout du chemin. Elle n’était pas loyale. D’ailleurs, qui pouvait vraiment compter sur elle ? Oh ! Elle avait bien ces périodes pleines d’exaltation, où ce qu’elle pensait être prenait forme. Mais, l’abandon n’était pas loin, ce matin-là.

« Pour changer, il ne faut rien changer »

Assise au même bar… Une parole de son dentiste lui revint en mémoire : « Pour changer, il ne faut rien changer. » Ça donnait ça, en substance, se souvint-elle.

« Gardez le même bar pour écrire. ».

C’était une question d’habitudes et de paradoxes : faire toujours la même chose pour avancer. Il avait parlé des anges et des chérubins. Alice n’y connaissait rien, mais elle savait de quoi il parlait.

Les chérubins de Raphaël
Peinture de Raphaël "Les chérubins"

Pendant des années, rien qu’avec son habitude, « son rituel du matin » comme elle l’appelait, Alice était parvenue, jour après jour, à écrire un roman, puis deux, puis un tas de petites nouvelles bien tournées. Ce qu’elle avait fait récemment, c’était de s’inscrire à une autre formation. 

Se former en écriture

En plus de sa grosse formation  pour « gagner de l’argent avec son blog », qui prendrait encore un certain temps si elle ne lâchait pas le morceau, Alice s’était payé une formation en écriture.

Ce matin-là, justement, elle avait entre les mains le premier module : « Les éléments clés de l’histoire – Chapitre 1 : les idées de départ ». Bon, ce n’était pas nouveau. C’était histoire de se raccrocher à la réalité de quelqu’un d’autre, immanquablement plus structurée que la sienne.

L’idée est une connexion

Partant du constat que le point de départ d’un roman est une idée, Marie-Adrienne rappelle que : « une idée est une connexion », avec la masse de toutes celles qui nous sont déjà passées par la tête. Elle parle aussi des connexions spontanées et des connexions inconscientes entre des idées parfois contraires ; elle évoque ainsi « un processus aléatoire, voire mystique ». Madrienne assure donc que des méthodes existent « pour augmenter [ses] chances de trouver de grandes idées d’écriture ». C’est vrai que les idées attirent les idées.

Sur son blog aproposdecriture, Marie Adrienne Carrara propose une formation pour écrire un roman

Comment peut-on perdre une idée ?

Madrienne explique que toutes les idées doivent être notées par tous les moyens qui semblent possibles. L’enregistrement, le rêve, sont un plus pour attraper les idées. Et elle dit un truc important, aussi. Faire un truc dont on n’a pas l’habitude, comme aller voir des personnes inconnues et participer à des événements inhabituels, ou lire des trucs qu’on n’aurait même pas pensé à feuilleter, nous sort de notre zone de confort et génère de nouvelles idées.

Ça paraissait contradictoire avec le rituel d’écriture… en fait, non, se dit Alice. 

Alice pensa tout à coup au festival littéraire. Il avait débuté la veille. Alice aurait dû y faire un tour mais, elle s’enfermait dans sa déprime du moment et cherchait désespérément à s’y complaire. Tout le monde sait que l’inconscient se raccroche à ses misères. Ça le conforte dans une sécurisation en circuit fermé. Alice le savait parfaitement et n’allait pas lutter contre lui. Elle préférait attendre que l’hiver passe, et préparer le printemps. Alice avait même, d’ici là, le fol espoir de parvenir aux trois/quarts de sa formation de blogueuse pro. C’était une façon de justifier son apathie du moment. Elle drainait de la merde, mais s’en délectait sans modération.

Publier ses pensées du matin est-il dangereux ?

Alice faisait exprès d’arriver très tôt au bar pour éviter l’agitation ambiante, et d’y aller dès son réveil pour y noter ses pensées du matin, ses pensées les plus noires. C’était une sorte de thérapie, une thérapie dangereuse, peut-être ? Les pensées du matin n’étaient pas faites pour être relues, et encore moins publiées. C’était une façon pour Alice de sortir de sa zone de confort, finalement. Une façon de se sortir les doigts du cul. Elle aimait bien cette expression vulgaire qui ne voulait rien dire mais que tout le monde comprenait.

Alice en était à son troisième café crème.

À ce rythme-là, elle n’aurait plus un rond pour bouffer à la fin du mois. Elle s’aperçut qu’elle se répétait bien trop souvent qu’elle n’avait pas un rond. Ça l’inquiéta. Non pas d’être toujours fauchée, mais de garder cette idée en tête. Elle se dit que ça pouvait générer un frein puissant à sa façon de préparer le changement. Ce qui la maintiendrait alors dans l’impasse jusqu’à la nuit des temps.

Alice se dit qu’elle devrait faire gaffe à ce qu’elle pensait…

Mais, si elle ne se le disait pas, comment allait-elle se nourrir la dernière semaine du mois ?

la hantise de la prise de notes
la hantise de la prise de notes

Michael Brown prônait un lâcher-prise : faire confiance et recevoir ce dont on avait besoin, ni plus ni moins. Mouais… d’accord, d’accord, dans l’absolu, elle comprenait mais, en pratique, elle était bien incapable de refréner ses rêves de grandeur.

Les idées génèrent des freins

Alice reprit la lecture de son cours d’écriture. Pour commencer l’écriture d’un roman, Madrienne préconise l’écoute de soi. Mais Alice ne faisait que ça ! C’était peut-être pour ça qu’elle était écrivaine ! Tout le monde ne se fait pas des films dans sa tête ? Bien sûr que si, se dit Alice, sauf qu’ils ne les notent pas dans un cahier. Et qu’ils n’ont pas le temps de s’en apercevoir.

Le cercle infernal de l’action à tout prix

Être dans l’action, penser à ce qui était et à ce qui doit être, au rendez-vous d’hier et à celui de demain, aux engagements à honorer ; être en perpétuel mouvement, refuser l’inaction, l’ennui, la détente… Oui, peut-être que beaucoup de ses contemporains s’accrochaient à ce mode de vie… C’est pas comme ça qu’on avance, d’ailleurs ?

Pas pour Michael Brown (encore lui), qui enjoint ses lecteurs à sortir de cette tourmente, ce cercle infernal de l’action à tout prix. Cette attitude les empêcherait d’être sensibles à la poésie de la vie (à « la présence », comme dirait Brown). Alice restait dubitative. Elle connaissait des hommes et des femmes qui, même dans le feu de l’action, restaient ouverts aux beautés de la vie.

Raccrocher ses ressentis aux images qui s’écrivent

Pourtant, Madrienne semblait conseiller ses élèves avec pertinence. Elle parlait de coucher sur le papier ses idées de roman. Alice avait beaucoup à apprendre d’elle. En effet, comment expliquer à ceux qui débutent la manière dont on écrit un roman ?

Par le commencement, en étant à l’écoute de ses idées. Par des exercices, en observant le monde qui nous entoure tout en raccrochant ses sentiments et ses ressentis à des images qui s’écrivent. Alors, oui, se dit Alice, ça valait le coup d’apprendre comment être à l’écoute de ses « idées », qui sont bien plus que cela, au final.

La peur du changement

Car, Alice ne pouvait s’empêcher de ressasser les paroles de son dentiste sur la peur du changement. Oui, c’était une peur qu’elle n’avait pu transformer. Sublimer la peur, l’intégrer pour en faire une alliée, voilà ce qu’elle n’était pas encore parvenue à faire.

Premières ruminations

L’ombre de la page précédente, un peu recourbée, traçait une bande foncée sur le côté droit de la feuille de son cahier — une feuille bien lisse de couleur crème, encore vierge. Alice restait là, à contempler le gris bien net de cette marge surnaturelle, attendant d’apposer sur le crémeux parfait de sa page, les premières ruminations du matin.

« J’ai l’impression que je n’y arriverai jamais »

Car, Alice ne pouvait s’empêcher de ressasser les paroles de son dentiste sur la peur du changement. Oui, c’était une peur qu’elle n’avait pu transformer. Sublimer la peur, l’intégrer pour en faire une alliée, voilà ce qu’elle n’était pas encore parvenue à faire. Alice était toujours là, dans ce même quartier qu’elle eut un temps appris à aimer. Mais s’en était fini de cet état de grâce. Désormais, une phrase lancinante ne la quittait plus : « j’ai l’impression que je n’y arriverai jamais… »

On ne change jamais vraiment

Alice redoutait de ne jamais parvenir à changer. Son mentor lui avait affirmé qu’on ne changeait pas, qu’on était qui on était. Depuis, elle avait souvent médité ses paroles et relativisé, au final, comme la plupart de ses aphorismes déroutants. Elle en avait conclu que s’il avait raison, c’est parce qu’on ne se connaissait jamais vraiment, et que le changement déterminait plutôt une révélation de soi. Ainsi avait-elle encore une fois évité de se dire qu’il divaguait.

Les illusions du développement personnel

Pour ce qui était de changer… Oh, bien sûr, elle avait avancé, mais ce n’était qu’une façon de se leurrer, une façon de répondre aux illusions véhiculées par la nouvelle littérature du développement personnel, et qu’elle avait apprises : faire preuve d’empathie envers soi-même ; éprouver de la reconnaissance envers la vie, envers les autres et soi-même. Des conneries, de pures conneries ! Alice gardait cette peur inconsciente du changement et, quoi qu’elle fît, elle en était prisonnière.

La belle hypnotiseuse

L’image des cartes de visite de l’hypnotiseuse refaisait surface. Elles trônaient chez le dentiste dont le cabinet jouxtait le sien. Il y avait une affiche, aussi, plus grande, où la photo de la praticienne était agrandie. Sa beauté, ses yeux verts d’eau, ses cheveux roux bien peignés et savamment coiffés autour de son visage ovale, l’obsédaient. Alice ne savait toujours pas quoi faire. Cette année, les choses avaient bougé. Elle s’était engagée dans une formation prometteuse qui devait l’assurer de se sortir de l’impasse économique dans laquelle elle s’enlisait. Mais elle sentait que rien ne pouvait réellement changer sans débusquer cette peur au fond d’elle-même, et plus elle tentait de sortir du trou, plus sa noirceur s’intensifiait pour que la peur envahisse le chemin. Alice savait pertinemment qu’une aide extérieure, aussi belle soit-elle, ne la sauverait pas d’elle-même.

hypnose
Emmanuelle Chouin, hypnothérapeute Le Havre

Les dindons libérés

Elle avait cherché, ces dernières années, à déverrouiller les portes par un travail de respiration quotidien, chargé de la connecter au Grand Tout, au présent, avec le livre de Michael Brown. Mais, elle avait abandonné le processus. Comme l’auteur l’avait promis, le processus de la présence avait perduré un temps. Puis, Alice était retournée à ses anciennes habitudes. Fumer, errer dans les vapeurs toxiques du haschich. Même si elle savait désormais s’en extirper facilement, elle consommait régulièrement cette drogue frelatée par le commerce illégal. La France et le reste du monde étaient une vaste farce où l’individu lambda en était le dindon. Restait à découvrir s’il existait un autre monde en parallèle, le monde des dindons libérés.